Bourvil a longtemps joué les gentils, les naïfs, les maladroits puis, par désir personnel et sous l’impulsion de Melville, il enfila le costume de commissaire ombrageux dans Le cercle rouge. Lino Ventura, lui, semble avoir toujours interprété des rôles de doux-dur, du tonton flingueur, mais bienveillant, au commissaire inflexible, parfois saisi par le doute. Comme si l’acteur avait été imperméable au temps, aux modes, libre au fond. La musique, et plus particulièrement la pop, est un domaine plus fluctuant, soumis aux variations des époques qu’elle traverse. Et puis, il y a cette injonction du changement, de l’adaptation si l’on ne veut pas sombrer dans l’oubli. On ne peut se permettre d’être hippie quand les punks ont pris le pouvoir sans en payer le prix.
Lorsque l’on regarde attentivement Peter von Poehl, on constate qu’il n’a pas changé – alors qu’il approche tout de même la cinquantaine. Toujours ce visage de bambin insouciant qu’une fine barbe en mode négligé envahit légèrement. Ce sourire aussi. Pudique. Mais espiègle. Peter von Poehl semble le même qu’à la sortie de son tout premier album, le remarqué Going To Where The Tea-Trees Are, il y a quinze ans déjà. Il en va de même pour sa musique qui n’a pas pris une ride, et encore moins – c’est sa qualité première – de virage radical, de ceux que l’on regrette parfois. La pochette cependant nous alerte. On y voit trois polaroïds de l’artiste sur une prairie dont on imagine qu’elle se trouve dans le village de Saint-Forget où il a passé le confinement à écrire ces dix nouvelles chansons. On ne peut, à ce propos, s’empêcher de songer au George Harrison de All Things Must Pass. Les polas sont accrochés à ce qui semble être un réfrigérateur. Habitude que nous avons tous et qui permet de fixer les bons moments de notre quotidien. En lettres s’étalent ces mots : Memories from Saint-Forget. En anglais « memories » signifie souvenirs. C’est donc une carte postale que Peter von Poehl nous envoie. Et comme toutes les cartes postales, nous aimons les afficher, puis les ranger, les conserver pour les exhumer à des instants précis. Elles nous survivront, aussi possèdent-elles une dimension éternelle. Le simple souvenir devient alors la Mémoire, avec un grand M, c’est volontaire.
Peter von Poehl veut nous dire que sa musique à lui, entre pop immédiate et folk en dentelle, restera intacte et lui survivra. Elle deviendra un objet précieux que l’on se transmettra afin de la faire vivre au-delà du temps. Vous noterez que la démarche dénote un certain romantisme assumé, un romantisme littéraire s’entend. Et ces nouvelles chansons ? Comme à son habitude, Peter von Poehl est respectueux de l’idiome mélodique. Les dix titres de Memories from Saint-Forget, qu’ils soient courts et immédiats ou long et donc plus aventureux, se mémorisent aisément. On retrouve avec plaisir les arpèges délicats, ces basses rondelettes et batteries mates qui rythment tout en douceur ses chansons depuis le début. Sans tomber dans la grandiloquence, le musicien enlumine ses thèmes d’arrangements toujours discrets mais variés : violons à la Robert Kirby, basson boudeur mais toujours digne, claviers en rivières. La slide fait une apparition, donnant une tonalité plus spatiale à une musique fondamentalement européenne, voire, Google Earth oblige, canterburienne. Sur la face A, parfaite de bout en bout, on retiendra cependant le poignant Saint-Forget qui ouvre ces Souvenirs, le single Behind the Eight Ball, dédié à son jeune fils, et Little Star. La face B, quant à elle, débute par le splendide et auroral I Miss My Old Grey Skies, adresse mélancolique aux ciels de Suède, on imagine. Sur ce titre, on reconnaît la marque du musicien, son style d’écriture, la martingale qu’il pratique depuis longtemps. C’est du von Poehl pur sucre, mais du sucre glace. Monkey's Wedding est une pop song joliment troussée, tendre comme une bise d’enfant. Les trois chansons suivantes varient légèrement, comme les cercles de l’eau s’agrandissant après qu’on y ait jeté un caillou. Silent Watch of the Nightsonnerait presque américaine, espace ouvert dans le disque. Quant à Tell Me About Your Dream Last Night, la balalaïka y frissonne comme pour amplifier l’émotion de la composition. Sunday Punch commence dans une sorte d’électricité contenue, la guitare acoustique prend vite le dessus avec un accord mineur, ici majeur pour la chanson. Et le piano de sonner à la façon d’un orage lointain qui s’annonce, quand de noirs nuages gonflent leur poitrine. Peter von Poehl atteint dès lors une solennité quasi mystique, montrant que derrière l’enfant, il y avait en fait l’adulte conscient du caractère provisoire des choses.
Enfin, rappelons que, certes la pop n’est pas la musique classique, que son registre est par conséquent plus limité. Mais sa grille d’accords et la libre manière d’arranger offre aux artistes une page blanche quasi éternelle, large du moins. Encore une fois, l’écriture prime. Peter von Poehl le sait, qui la pratique avec le talent comme lui connaît et la constance de l’artisanat.
Peter von Poehl, Memories from Saint-Forget (BMG)
https://www.deezer.com/fr/album/228744582
Photo by © EHANANIA PETER
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