Imaginez Alain Finkielkraut à la tête d’un compte TikTok suivi par un million d’abonnés. D’emblée mesure-t-on le caractère hautement improbable de ce curieux attelage. À l’heure où ceux qu’on appelle les boomers n’obtiennent que rarement les suffrages de la jeunesse, et la popularité qui va avec, on ne peut que soupirer. Et toiser une fois de plus vers ces glorieuses années 70. Cette époque lointaine et bénie où l’on pouvait être tout à la fois intello et populaire ! Et tout cela, comme par magie, par l’entremise du rock et plus globalement, de la pop musique. C’était Dylan hier, suivi par Simon & Garfunkel dont le verso de Parsley, Sage, Rosemary and Thyme annonçait, à travers un article du New York Times, les velléités littéraires du jeune Paul. C’était, dans un autre versant, le Zappa de l’année 66 où le doo-wop s’entrechoquait avec les compositions à la Varese.
Quand démarre la décennie suivante, le rock s’intellectualise, va chercher ses lettres de noblesse dans le classique et le jazz, mais aussi chez Tolkien. Il devient progressif. Plus pointu encore apparaît le courant jazz-rock, dans la lignée des expériences menées par Miles Davis. Emmené par quelques groupes novateurs mais parfois suiveurs, le mouvement a pourtant un héros. John McLaughlin a déjà trainé guêtres et guitares chez Miles. Et sur Bitches Brew notamment. La révélation ! En 1971, il forme le Mahavishnu Orchestra (du nom que lui a donné son gourou, Sri Chinmoy) autour du batteur Billy Cobham, du claviériste Jan Hammer, du bassiste Rick Laird et du violoniste Jerry Goodman. Le 14 août 71, le groupe sort son premier album chez CBS, The Inner Mounting Flame. L’année suivante, durant l’été, il enregistre Birds of Fire, publié le 3 janvier 1973. John McLaughlin signe tous les morceaux. D’une durée relativement courte pour une formation de jazz-rock, du moins dans les standards pop, Birds of Fire s’avère un disque d’une incroyable accessibilité. Plusieurs raisons à cela.
Comme évoqué à l’instant, Birds of Fire propose 10 morceaux dont le plus long, One Word, atteint les 9 minutes et 57 secondes. Pour le reste, on oscille entre 2 minutes et 5 minutes et quelques. De même, l’exigence mélodique ne quitte jamais McLaughlin. Elle plane comme une ombre bienveillante sur la plupart des morceaux comme Miles Beyond et les très courts et très pop Celestial Terrestrial Commuters et Open Country Joy. Constat identique pour la délicate ballade Thousand Island Park, format qui reste classique dans les albums pop, qu’ils soient signés par un singer-songwriter en solo ou par un groupe. Certes, il y a des titres que nous qualifierons de traits d’union, amenant l’auditeur vers des morceaux plus consistants (Hope) ou venant clore le disque, comme sur Resolution. Ces courtes vignettes ont la particularité d’être relativement droites, sommaires mais efficaces. One Word et Sanctuary se classent plus aisément dans la case jazz-rock ou musique intellectuelle, bien sûr par leur longueur mais aussi par leur philosophie, leur structure plus complexe, faisant la part belle aux joutes instrumentales les plus audacieuses. Birds of Fire est au mitant. Mélodique, immédiat et fou dans la violence des guitares et du violon.
Si John McLaughlin supervise, tel un maître yogi, l’écriture et l’enregistrement du disque, il sait s’entourer. Les crédits nous révèlent ainsi cette information précieuse, soit la présence au casting de Birds of Fire de Ken Scott, ingénieur du son anglais ayant accompagné les Beatles mais encore Procol Harum, Elton John, David Bowie et Supertramp, pour ne citer qu’eux. Est-ce un hasard ou John McLaughlin avait-il intériorisé cette volonté de produire une œuvre tout à la fois exigeante et abordable ? Quoiqu’il en soit, Birds of Fire culmine à la quinzième position dans les charts américains (Top 200 tout de même) et deviendra très vite disque d’or (500 000 exemplaires écoulés), ce qui n’est pas rien pour un disque de jazz-rock et de surcroît une œuvre entièrement instrumentale. Ce succès réel n’empêchera pas le groupe d’enregistrer par la suite des œuvres plus longues, plus ambitieuses encore avec, il est vrai, tout autant de passion que de déraison. C’était courant durant les seventies : à cette époque, les groupes prog remplissaient les stades, les albums de krautrock inondaient le marché, s’écoulant tels des petits pains bénis ! Et Miles Davis était considéré comme une star, au même titre que Hendrix (avec qui il avait un projet d’album) ou Sly Stone. La limpidité, tant musicale que visuelle, de Birds of Firel’aura guidé jusqu’aux sommets. C’est Sri Chinmoy, gourou et maître spirituel de Mahavishnu, qui dut se réjouir. Même si ce dernier devait sans doute préférer l’épanouissement spirituel à l’accomplissement industriel.
Mahavishnu Orchestra, Birds of Fire (CBS)
https://www.youtube.com/watch?v=HP1M70dTU9E
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