L’Hammill des allemands

par Adehoum Arbane  le 08.06.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

Moins connu que Max Beckmann, Otto Dix ou George Grosz, Rudolf Schlichter est pourtant un représentant éminent de la Nouvelle Objectivité par son style tranchant et singulier. Sa Dame à l’écharpe rouge (rapide avec la lune) ne sera pas restée dans les mémoires, il n’en demeure pas moins que sa découverte relève du choc émotionnel et esthétique. La netteté du trait, le caractère saillant des couleurs, la composition à la fois hyper réaliste proche de la photographie et le décor hautement fantastique lui donnent des allures de chef-d’œuvre méconnu, voire incompris. Le propre d’une œuvre picturale, une peinture en l’occurrence est d’être figée, presque éternelle. Cet état permet au spectateur de la scruter dans les moindres détails, d’y revenir à l’occasion d’une exposition – l’idéal – ou en feuilletant un catalogue ou un livre d’art. L’importance prise par Internet dans nos vies élargit bien sûr le champ des possibles en la matière. On peut maintenant vivre avec la Dame à l’écharpe rouge, sous la forme d’un fond d’écran d’ordinateur, de téléphone ou de tablette. La Dame à l’écharpe rouge est partout.  

Et à l’observer, cette dame étrangement belle, on ne peut s’empêcher de songer à un groupe, un artiste et un album. Il s’agit de Peter Hammill, leader de Van der Graaf Generator et de son troisième album en solo, The Silent Corner and The Empty Stage. L’histoire du groupe est complexe, elle commence discographiquement en 1969, année de naissance du rock progressif, avec un premier album déjà abouti, The Aerosol Grey Machine. Suivront trois œuvres fondatrices publiées chez Charisma : The Least We Can Do Is T Wave Each Other et H to He, Who Am The Only One en 1970 et Pawn Hearts en 1971. Le groupe se sépare après cette période de création intense, ponctuée de concerts, et Hammill de continuer sous son propre nom. Entre 71 et 75, il sort Fool’s Mate, Chameleon In The Shadow Of The Night, The Silent Corner and The Empty Stage, In Camera et Nadir’s Big Chance. Deux précisions importantes : les membres du VdGG l’accompagnent, tous ces disques sont grandioses. Même sans la marque Van der Graaf, la qualité et l’intensité n’auront pas baissé. Mais alors pourquoi The Silent Corner and The Empty Stage ? Et pourquoi l’évoquer au côté de la Dame à l’écharpe rouge ? Plusieurs raisons. La première relève du pur hasard : c’est l’artiste allemande Bettina Hohls qui réalisa l’artwork du vinyle. Jusque-là rien de structurant. 

La comparaison vaut pour des aspects d’ordre esthétique : l’ambiance des disques de VdGG en général et de Peter Hammill en particulier. On trouve dans cet album de 74 un son d’une clarté incroyable. On y distingue chacun des instruments, à commencer par l’orgue de Banton qui semble jouer le rôle de diapason. De la même manière que la peinture de Schlichter nous apparait dans sa plus troublante pureté. La voix de Hammill est un marqueur stylistique. Elle est habitée, tourmentée, parfois théâtrale. Très étrangement, elle convient merveilleusement au visage qui la restitue et dont la finesse des traits, l’expression parfois tordue, notamment le regard, en constitue, si l’on peut dire, un écho visuel. Cette femme, sorte de Peter Peint, pourrait avoir, de par sa pose angulaire, maniérée, un lien de parenté avec le famélique singer-songwriter. Quant aux chansons en elles-mêmes, elles illustrent toutes, chacune à sa façon, la folie calme du tableau. Toute la musique de Hammill, seul ou en formation, est dominée par ce rapport de force entre moments de plénitude et explosions psychiatriques comme sur A Plague Of Lighthouse Keepers. Et Silent Corner and The Empty Stage n’échappe pas à la règle. L’équilibre est parfaitement respecté comme dans le tableau Schlichter. Droiture du modèle, beauté diaphane, regard bleu à la limite de la pâleur et derrière un paysage lunaire, presque dévasté, harmonieux certes mais pour le moins inquiétant. Pour l’anecdote, il existe une rétrospective en deux parties appelée The Calm After The Storm et The Storm Before The Calm. 

Dans le détail, les sept chansons déroulent le tapis de l’esprit de leur créateur selon l’axiome évoqué plus haut. Modern est en soi une synthèse. Quelle violence, quelle beauté. Hommage à la fille du batteur Guy Evans qu’il venait d’avoir, Wilhelmina – qui aurait pu être le vrai nom de la dame en rouge – apporte un peu de quiétude après ces sept premières minutes de rage. Derrière son piano, Hammill joue la partition de la mélancolie, il en serait presque pop, l’animal ! Comme le suggère l’entrée rapide du clavecin. Mais comme souvent, le bel ordonnancement se brise. Et c’est ce que nous attendons et aimons. Malgré son allusion au Bernin, The Lie a quelque chose de Wagnerien. Forsaken Gardens quant à lui s’ébroue dans les claviers d’Hugh Banton sans s’y noyer, c’est là son miracle. La batterie de Evans propulse toujours cette musique dans les airs comme un équilibriste sur son fil. Red Shift débute dans le trouble et les cris lointains du saxophone de David Jackson. Et même la participation de Randy California à la guitare ne vient jamais trahir la solidité de la grammaire van der graafienne. C’est dans doute le morceau le plus diffus, le plus éloigné du cristal. Il s’agit d’une incursion sur les terres du jazz. Sauf sur la fin où Randy s’affirme un peu plus alors que le groupe retrouve de son allant ! Rubicon est le morceau le plus court de l’album, celui qui correspond le plus au Van der Graaf des débuts, celui de la fin des sixties. Sur cette chanson, Hammill ressemblerait presque au Bowie de Cygnet Committee. Dernier acte, A Louse Is Not A Home est en son entame une marche funèbre, pas loin du Berlin de Lou Reed, mais le sax de Jackson déchire le tableau tel un cri dans la nuit. Quant à la suite, elle a tout du morceau Gothique, non pas au sens médiéval mais dans acception Curienne. 

Le compositeur de German Overalls aura répandu son influence comme un venin. Tous les punks, les héros du post-rock ou de la new-wave s’en réclament : John Lydon, Mark E. Smith, Marc Almond, Phil Oakey, Julian Cope puis plus tard Graham Coxon. Même Bruce Dinckinson, chanteur de Iron Maiden a fait de Hammill l’une de ses idoles de jeunesse. Par sa folie, la tension permanente de sa musique, sa passion criée pour le cabaret, il est évident que VdGG a dû parler aux groupes allemands de l’époque. Pas étonnant qu’à travers les âges, les différentes jeunesses se rapprochent. Certaines étudiantes androgynes de l’école Bauhaus (à Weimar) ne ressemblaient-elles pas d’ailleurs au Peter Hammill des années 78-79 ainsi qu’aux groupes new-wave qui allaient lui emboîter le pas ? Rudolf Schlichter aurait sans doute peint ses tableaux au son de Van de Graaf. Il y a des détails qui se voient… et qui s’entendent. Dans tous les sens du terme. 

Peter Hammill, The Silent Corner And The Empty Stage (Charisma)

thesilentcorner.jpeg

https://www.deezer.com/us/album/315503

 

 

 

 

 


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