Paul et l’enfance de l’Art

par Adehoum Arbane  le 23.03.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

La pop, cet art juvénile par excellence. Faite par des enfants pour des enfants. Les fameux Flower Children, ceux de la vibrionnante Californie des 60s. À l’Est, c’est une autre histoire que des musiciens cérébraux entonnent. Un gang de rockeurs intellos, le Velvet Underground, fait de NYC son territoire littéraire et musical. Big Apple, c’est aussi ces quelques blocs entre Bleecker Street et MacDougal abritant la fine fleur de la folk music. Parmi ces espoirs acoustiques mais nés ailleurs, Paul Simon et Art Garfunkel. Ces deux-là étaient prédestinés à une certaine féérie. Mieux, ils allaient devenir les princes états-uniens de la pop folk. Logique, il venait du Queens. Exploit d’autant plus grandiose qu’ils n’ont sorti ensemble que cinq albums entre 1964 et 1970, à une époque où on en produisait parfois deux par an ! 

Simon & Garfunkel – ce sera leur nom de scène – incarnent le temps de l’innocence. Qui est le propre de l’enfance, me direz-vous. Il suffit déjà de regarder leurs pochettes. Sur Wednesday Morning, 3 A.M., nos deux baladins ont des allures d’étudiants anglais, propres sur eux. Alors qu’ils sont shootés dans le très crasseux métro new-yorkais et que le typographie, annonçant leurs débuts, s’affiche dans un rudimentaire effet de pochoir. Pas vraiment à l’image de leur musique, déjà singulière. Dans un écrin classique, Paul & Art harmonisent des chansons marquantes, le morceau-titre et cette première version naked de Sound Of Silence. On connait l’histoire. Tom Wilson, le producteur, enregistrera une version électrique à l’insu de son créateur, qui finira sur le deuxième album du duo. Le deuxième album, tiens. Nous les découvrons de dos, sur un chemin de forêt. Bien que fort jeunes, ils ont un je ne sais quoi de bohème qui leur va bien. L’album est un succès. En plus de la revisitation précitée, il inclut Kathy’s Song, I Am a Rock et bien d’autres joyaux. 1966. Sur Parsley, Sage, Rosemary and Thyme, le duo prend le virage psyché mais tout en délicatesse. Sur la pochette, ils ont un look de troubadours tout droit sortis de Laurel Canyon, assis là, au milieu des fleurs mentionnées dans le titre. Une fois de plus c’est un enchantement. Scarborough Fair – Canticle, Homeward Bound, le poppy The 59th Street Bridge Song (Feelin' Groovy) font plus que le job. Le producteur Roy Halee entre en scène dès Bookends, leur meilleur album à ce jour. Portraitisés par Richard Avedon, jamais ils n’ont paru aussi jeunes qu’en cet instant. Paul Simon a d’ailleurs des faux airs de Dustin Hoffman poupin, voire même de Roman Polanski. Ce dernier représente de manière archétypale la figure de l’homme-enfant à qui tout sourit, enfin pour un temps. Nanti de cinq singles (America sorti en 72), Bookends apparait comme formellement abouti et en même temps charmant, subtile et pimpant. Le fait que Mrs. Robinson ait été repris dans la BO de The Graduate, histoire d’un étudiant dépucelé par une MILF, ne tient pas du hasard. Tout comme la très jolie scène de Almost Famous où la sœur de William Miller quitte le foyer familial au son de America. « Let us be lovers, we'll marry our fortunes together/I've got some real estate here in my bag/So we bought a pack of cigarettes and Mrs. Wagner's pies/And we walked off to look for America/Cathy, I said as we boarded a Greyhound in Pittsburgh/Michigan seems like a dream to me now/It took me four days to hitchhike from Saginaw/I've gone to look for America. » Insouciante année 1968. 

1969 passe, alanguie comme un vague cauchemar. 1970 surgit. Livré dans les bacs le 26 janvier, le dernier album de Simon & Garfunkel, Bridge Over Troubled Water, incarne le passage à l’âge adulte. Celui de la fin de l’enfance (et des sixties), de la séparation – et donc du cheminement personnel – pour deux garçonnets qui furent plus qu’un duo de chanteurs, une paire d’amis. Dans ce long, qui est aussi l’enregistrement le plus conséquent des artistes, on trouve des chansons bien dans l’air du temps (Keep The Customer Satisfied, Baby Driver). Au passage, on présente souvent Bridge Over Troubled Water comme le chef-d’œuvre de Simon & Garfunkel alors que Bookends en possède tous les attributs. Mais il demeure un disque important. Il doit ce statut, pas forcément immérité, à quelques chansons grandioses qui renouent cependant avec la candeur passée. Chassez le naturel ! Le tube éternel The Boxer d’abord avec son fameux refrain sans paroles. Puis l’élégiaque The Only Living Boy In New York. Ce garçon c’est Paul Simon qui, privé de son binôme parti en tournage au Mexique, est condamné à composer seul les chansons de l’album. So Long, Frank Lloyd Wright semble en deçà, mais sa légèreté finit par toucher. El Condor Pasa (If I Could) enfin. Cette adaptation d’une chanson traditionnelle péruvienne trouve sa place dans l’album, malgré sa tonalité quelque peu antique. Impossible de refermer cette chronique sans évoquer le morceau d’ouverture, ce Pont sur l’eau trouble des temps nouveaux. Malgré la profondeur du texte, la dureté du contexte social et politique qui l’a vu naître, la chanson s’impose comme un hymne d’une stupéfiante beauté. Laissée à Art, l’interprétaton la transcende littéralement. C’est l’une des cinq plus belles chansons des années soixante/soixante-dix. Inspirée d’un gospel, judicieusement jouée au piano (mais composée à la guitare), la légende – surtout John Lennon – prétend qu’elle fut à l’origine de la création de Let It Be. Bridge Over Troubled Water s’est frayée un chemin vers notre époque et son écoute, aujourd’hui, nous la révèle dans toute sa splendeur immaculée. Elle prouve à quel point Paul Simon était un mélodiste de génie et un parolier de premier plan. 

Enfin, la petite histoire industrieuse de cet album, au fond très touchant, nous apprend que le morceau-titre a été enregistré à L.A. avec le Wrecking Crew et que les voix furent captées dans une église new-yorkaise. On comprend mieux sa magie spirituelle. Regardons une dernière fois la pochette. Recto et verso. Devant, le duo pose comme à son habitude, mais là, Simon se met devant Garfunkel, peinant à le dépasser. Au dos, on le voit même pousser son ami qui fait exprès de lui résister. Comme le feraient deux mômes. Si l’âge adulte est venu avec la fine moustache de Paul Simon sur les éditions 45ts de The Boxer, l’innocence ne les a jamais vraiment quittés. Avec eux, les eaux troubles retrouvent vite leur clarté originelle. 

Simon & Garfunkel, Bridge Over Troubled Water (Columbia)

bridge.jpg

https://www.deezer.com/fr/album/1208585

 

 

 

 

 

 

 


Commentaires

Il n'y pas de commentaires

Envoyez un commentaire


Top