Le rock est viriliste ? Vraiment ? Certes, les hommes y sont légion. Certes, la guitare électrique s’impose vite comme un symbole phallique. Certes, la violence n’est pas seulement sonore, comme en témoigne celle que Ike fit longtemps subir à Tina Tuner. Mais beaucoup de « certes » ne font pas les certitudes. L’époque aimant les raccourcis autant que les formules chocs, il convient de se poser un moment, à la manière douce, le rock étant largement coutumier du fait. En préambule, précisons à toutes fins utiles que la différence entre rock et pop, si elle existe bien, peut parfois paraître artificielle. La pop serait l’apanage d’une certaine sophistication, les groupes affidés créant des assemblages mélodiques et délicats. Le rock serait quant à lui la musique de la fougue – propre à la jeunesse –, voire de la brutalité et de la sauvagerie. Un genre éminemment masculin avec un aspect fier-à-gros-bras qui ne tromperait pas. Une autre lecture est possible.
Celle-ci passe l’épreuve des faits. Pour répondre à la première objection, la frontière entre rock et pop – dont la lecture a été rendue possible par l’affrontement entre Stones et Beatles – n’a pas toujours existé. Les Kinks ont ainsi débuté par l’énergie primale et la sauvagerie débridée de You Really Got Me et All Day and All of the Night pour explorer une voie en dehors des modes, celle d’une pop nostalgique sur fond de chronique sociale douce-amère. Idem pour les Who qui marquèrent les esprits avec My Generation et son slogan « Hope I die before get old ! ». Ce qui ne les empêcha nullement de proposer des pop songs plus espiègles comme Anyway, Anyhow, Anywhere, Happy Jack ou I'm A Boy, avec cette déclaration bien éloignée des postures musclées : « I'm a boy, I'm a boy But my ma won't admit it » clament-ils de leurs voix de fausset. Si les Moody Blues aiment jouer les grands frères, avec leurs moustaches de messieurs, leur musique demeure délicate, souvent emprunte de rêverie et de romantisme suranné. Les années 66-67 sont plus que contrastées et même si la rébellion prévaut, les groupes anglais comme américains se plaisent à défricher des territoires complexes, la musique se faisant ainsi atonale comme chez les Byrds, acidulée s’agissant de Traffic, voire même totalement folk – et donc acoustique – chez l’Incredible String Band. En 1968, l’Amérique voit surgir un loup inquiétant : Steppenwolf. Riffs puissants, voix bodybuildée. Il se dégage de cette musique un parfum de mécanique et de testostérone. Le leader, John Kay impressionne avec ses pantalons de cuir, ses lunettes de soleil rectangulaires et noires. Ça pose un homme. Sauf quand il entonne A Girl I Knew, ballade cristalline toute de clavecin vêtu. Il n’est pas le premier à jouer les durs à "cuir" : Sean Bonniwell au sein de Music Machine avait lancé la tendance dès 66. Mais celle-ci reste dérisoire.
Car si les clichés abondent, le rock n’est pas juste un pur concentré de virilité, un bombage de torse avec pilosité en règle. Même le physique des rockeurs dit tout autre chose. Robert Plant à son sommet – celui de Led Zep donc – incarne la figure parfaite du mâle séducteur, grand tombeur devant l’éternel ! On lui prête d’ailleurs une bien curieuse prouesse, relevant de la légende rock, celle d’avoir contenté des dizaines et des dizaines de groupies en une journée. Rien n’est moins sûr, à l’évidence. Certes, Plant fascine par son magnétisme et son jeu de scène ultra sexué. Mais à y regarder de près, on est loin de la figure classique du séducteur. Longue chevelure ondoyante, torse imberbe, visage angélique, Robert Plant montre à quel point l’approche par stéréotypes est souvent éloignée de la vérité. La voix aussi trahit une féminité, érigée alors en modèle. Il suffit d’écouter The Battle Of Evermore, chantée avec Sandy Denny dont il serait le clone masculin, pour s’interroger : qui chante quoi ? Il n’est pas le seul à cultiver une androgynie flagrante : Mick Jagger (surtout la pochette de Some Girls), Iggy Pop, Bowie bien sûr, Alice Cooper, Robert Wyatt même qui jouait souvent torse nu (et glabre). Même Jim Morrison se donne des manières félines, aguicheuses, paraît-il inspirée du port de tête de Alexandre le Grand, peu en accord avec les standards établis, attitude d’autant plus choquante qu’il était lui-même fils de militaire. On passera sur Eric Burdon, formidable showman, de un mètre soixante-dix ! Tout comme Lucio Battisti dont la sentimentalité, la réserve et la fragilité l’éloignent du fameux latin-lover. L’apparence – et la théâtralité propre au grand cirque rock – est bien souvent le prolongement du physique. Ainsi, nos glam rockeurs vont-ils se grimer, se maquiller jusqu’à l’outrance afin de brouiller les pistes. David Bowie en est l’exemple le plus frappant, véritable transformiste qui parvient à se métamorphoser, tant physiquement que musicalement. Même combat pour le Alice Cooper Band. Le cas de Vincent Furnier s’avère édifiant : le jeune chanteur choisit de cacher sous les fards et les tenues excentriques sa terrible maigreur due à une péritonite qui a bien failli l’emporter. Ainsi, on ne compte plus les artistes jouant les divas vestimentaires. Même le Pink Floyd des débuts arborait boa et fanfreluches.
Mais il n’agit pas de réduire cette féminisation aux stéréotypes que notre époque aurait rapidement tendance à taxer de sexistes. Musicalement parlant, le rock sait délaisser la violence et l’électricité, nous l’avons dit, pour proposer des paysages sonores plus subtiles. Black Sabbath avec le très jazz Planet Caravan, Led Zeppelin encore, avec son album III, résolument orienté vers la folk. Nick Drake a fait de la poésie enfantine et de la limpidité de ses chansons sa boussole inspirationnelle. Ainsi, le texte aussi et surtout se veut le révélateur de considérations dépassant les simples évocations de samedis soirs passés en voiture, à enchaîner beuveries et conquêtes. Bob Dylan s’engage politiquement mais ne quitte jamais les rivages poétiques, Ronnie Lane évoque avec une rare émotion les relations père-fils sur Debris (le nom que l’on donne aux étales de secondes mains), quant à Lou Reed du Velvet, c’est au travers de la voix douce de Doug Yule qu’il raconte l’expérience d’un transsexuel, Candy Darling, sur Candy Says. Le prog rock ira jusqu’à faire sien une littérature fantastique et féérique dont Tolkien fut le père spirituel. Au sein de la même famille, l’école de Canterburry et des groupes comme Soft Machine, Caravan ou Hatfield & The North mêleront à ces paysages de contes une forme d’humour très britannique, tout en petits rires pincés. Même la soul qui incarne la puissance sexuelle par excellence ne se prive pas d’assumer le velours et la suavité. Écoutez donc la voix troublante de Damon Harris des Temptations sur I Need You (extrait de 1990).
Et si nous cessions tout simplement d’écouter les discours contemporains, souvent creux et culpabilisateurs ? N’ont-ils pas démontré leur vacuité tout autant que leur haine viscérale ? Suivons plutôt l’exemple de Jimi Hendrix sur scène, guitare en mains, à la fois bestial et chamarré avec ses allures de gitan magnifique. Malgré les apparences, en quelques minutes seulement, il pouvait passer de « Let me stand to your fire » à « Fly on, Little wing ».
https://www.deezer.com/en/playlist/8658197282
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