La sincérité d’un singer-songwriter est souvent évoquée dans les articles, à grands coups de sentences. Argument automatiquement contesté lorsque l’œuvre gravée en parait dépourvue, c’est-à-dire quand seule l’efficacité pop, le graal absolu, prédomine. L’histoire de Joan Armatrading relève du cas d’école buissonnier, car tenant des deux aspects. Si son premier long, Whatever's For Us, jouit d’une réelle force mélodique, la sincérité de ses chansons – car elles le sont – existe. Cependant elle est à chercher ailleurs que dans la musique et les paroles.
Joan Armartrading a rejoint, sans le vouloir, le contingent fort bien garni des artistes passés sous les radars. Pourtant, tout avait bien démarré pour elle. Sorti en novembre 1972, son premier long a été enregistré au prestigieux Château d’Hérouville avec les musiciens d’Elton John et son producteur maison, Gus Dudgeon. La star qui avait pris la jeune musicienne sous son aile s’était entiché de ses chansons. Il ira jusqu’à écouter It Could Have Been Better une année durant, de manière quasi obsessionnelle. Pour bien comprendre et saisir toute l’inhumaine humanité de ce disque, il faut reprendre l’histoire de Joan aux prémices. À ce propos, certains indices se trouvent dissimulés sur la pochette. Au verso de celle-ci on voit deux femmes, Joan Armatrading donc et Pam Nestor, comme le mentionne la légende. À l’intérieur du vinyle, un feuillet avec les textes propose un court texte autobiographique. On y apprend un peu plus sur les deux femmes. Joan Armatrading est née le 9 décembre 1950 dans les Petites Antilles, à Basseterre pour être précis. En 1958, sa famille s’installe en Grande-Bretagne. Pam Nestor quant à elle vient de Guyane et arrive en Angleterre en 61. Elles se rencontrent en 1969 et commencent une fructueuse collaboration. De leurs séances d’écriture, naissant une bonne centaine de chansons dont celles qui finiront dans Whatever's For Us.
On pourrait traduire Whatever's For Us par « Nous prendrons ce qui reste ». Posture d’extrême modestie de la part de musiciennes inconnues enregistrant avec la crème des musiciens londoniens. Sauf que, très vite, Pam Nestor est mise à l’écart. Bien qu’elle apparaisse en photo, son nom n’est pas crédité. Pire, l’album est signé Joan Armatrading. C’est donc l’histoire d’une douce trahison. Trahison qui semble surgir de façon subliminale dans les titres, comme si le destin était déjà écrit. Du « Nous » de Whatever's For Us on est passé au petit « Je » de Joan. Child Star, It Could Have Been Better (meilleur ou pire ?) ou City Girl, chanson paradoxalement écrite par Joan pour Pam. On est loin de l’esprit de My Family qui nous renvoie à la pochette dont le dessin montre les deux femmes. Pam allongée, sans se douter de ce qui se trame alors, Joan assise en lotus mais dont le regard semble tout dire. Ironie du sort, la poupée qu’elle tient lui avait été offerte par son amie Pam.
Et l’album en lui-même ? Pour une fois, il est à la hauteur de sa légende. S’il fallait résumer l’esprit, nous dirions que Whatever's For Us sonne comme un album de folk pop de Laurel Canyon chanté par Nina Simone avec la patte Dudgeon, bien sûr. Comme évoqué plus haut, My Family est une chanson puissante, fortement émotionnelle et jouissant d’une production parfaite. City Girl bien que plus apaisée, ne rompt pas la majesté de ces débuts. Spend A Little Time fait songer à du Carole King. Il convient de saluer au passage les qualités vocales de Armatrading. Le morceau titre aurait pu figurer dans n’importe quel album de Joni Mitchell. Si Child Star brille par son énergie, Visionary Mountains retrouve les chemins de la pop hippie avec son sitar mixé dans le lointain. La première face se referme sur le splendide et solennel It Could Have Been Better. La face b enchaîne sans temps mort les perles seventies à commencer par l’Eltonien Head Of The Table suivi par le poignant Mister Remember Me. Alice est l’unique single du disque. C’est une ballade touchante, étonnement cool, voire groovy. Avec Conversation, Armatrading poursuit dans la veine pop à piano avant de nous surprendre en balançant Mean Old Man, blues acoustique aux cuivres rutilants que n’aurait pas renié Stephen Stills. L’album se termine sur All The King's Gardens, chanson qui, à l’époque, avait attiré l’attention de Gus Dudgeon, le premier à recevoir la bande démo du duo.
Après la sortie du Lp, Armatrading quitte son label, Cube, et rejoint A&M. Elle sortira de nombreux albums jusqu’en 1993 avant de changer à nouveau de crémerie. Cette forfaiture aura précipité le sort de l’album que l’on peut qualifier de maudit. Malgré son patronage, des critiques dithyrambiques et un passage live à la BBC chez le Dj John Peel, le disque ne rencontre pas le succès. Armatrading et Nestor, duo de femmes noires, auraient pu connaître un succès à la Elton John-Bernie Taupin. Il en fut autrement. Il faut attendre l’année 76 et un album produit par l’insipide Glyn Johns pour que Armatrading soit sous les feux de la rampe. Les années 80 se présentent sous de meilleurs augures et la voient enchaîner les prix (Grammy, Brit Awards). Mais la malédiction la rattrape. Elle fait partie des nombreux artistes qui ont vu leurs masters originaux détruits dans l’incendie qui ravagea les studios Universal en 2008. Décidément, le destin de Joan Armatrading semble entaché par ce péché originel.
Joan Armatrading, Whatever's For Us (Cube)
https://www.deezer.com/fr/album/76869882
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