Robert Wyatt est sans doute l’un des musiciens et personnages les plus singuliers de la pop britannique, voire de la pop tout court. Inclassable, sa musique nous accompagne depuis plus de quatre décennies. Il y a la voix de Robert, frêle comme une tasse de thé en porcelaine sur le point de se briser. Il y a aussi son jeu de batterie dont il nous aura gratifié ces quelques poignées d’années de liberté, trop peu à notre goût. Il y a surtout ses disques et ses chansons – au sein de Soft Machine, de Matching Mole et en solo –, trop rares pour être égarées. Ces trésors font partie de ce que nous avons de plus précieux.
Comment parvenir à cerner cet héritage, ce parcours en chaos légers, presque primesautiers. L’homme a su rire de tout, de la Musique en général et de la sienne en particulier, du sort cruel et imbécile – cruellement imbécile – qui l’a frappé cette nuit du premier juin 1973 où, ivre, il se défenestre dans un orgueil tout icarien. Chute qui précipite son destin. Patatras, le voilà cul vissé sur un fauteuil roulant. Il va falloir tout reprendre à zéro. Mais pour Wyatt, cela signifie tout réinventer. Se réinventer. On connait l’histoire par cœur : il était alors en train de concevoir ce qui deviendrait Rock Bottom qu’il voyait bien en troisième album de Matching Mole. Wyatt a été contraint de s’adapter à son handicap, de réarranger les six nouveaux morceaux. Mais nous n’y reviendrons pas, en tout cas pas sous cette forme critique-là. Si la musique du canterburrien paraît à ce point insondable, c’est pour une autre raison. Pour la comprendre, il ne suffit pas seulement de l’écouter, il faut la regarder.
Ainsi, la clé de compréhension qui mène à l’être intime de Wyatt ne réside pas uniquement dans son œuvre enregistrée mais bien dans les peintures que son épouse, Alfreda Benge, a réalisé pour illustrer la plupart de ses pochettes. Certes, The End Of An Ear n’en fait pas partie, l’artwork étant le travail de Lipscombe Lubbock. Son approche surréaliste du montage photographique s’inscrit dans une tradition identifiée mais autre. Alfie a peint pour son mari huit pochettes d’albums (dont la compilation Nothing Can’t Stop Us) au sein desquelles figurent les quatre plus grands disques de Wyatt : Rock Bottom, Ruth Is Stranger Than Richard, Dondestan, Shleep. Le style d’Alfie oscille entre peinture figurative et naïve et œuvre à la limite de l’abstraction. Miracle de l’existence comme on en vit parfois, les dessins les plus emblématiques sont une illustration parfaite des paysages sonores et intérieurs de Robert. Quoi de plus logique, me direz-vous. Alfie et Robert s’aiment et se connaissent. Ce sont deux artistes authentiques et l’une ne peut que comprendre l’univers de l’autre. Observons-les dans le détail.
Déjà, quelques éléments – des coïncidences ? – frappent l’esprit. Sur les pochettes où il semble apparaître, comme par magie, Wyatt n’est jamais en fauteuil roulant. On le voit immergé dans l’eau tenant des ballons au bout d’un fil. Dessin suivant, Robert est debout, portant un masque d’oiseau. Il tient un miroir dans lequel il s’observe longuement et qui reflète un oiseau, comme un rappel du masque. Dodestan le montre assis dans un fauteuil, en train d’écouter de la musique au casque. Quant à Shleep, Robert est carrément allongé en pyjama sur une colombe. Il dort comme un bébé. Premier indice donc, Alfie peint Robert en homme libéré et il est logique qu’il en soit ainsi, sa musique se voulant libre et novatrice. Deuxième observation, nous ne sommes jamais confrontés à un univers clos, étouffant. Pas d’enfermement, au contraire de l’état paraplégique de l’artiste. Sur Rock Bottom, nous sommes à la plage. On distingue même les fonds-marins et leur flore bizarre, comme caressée par la brise marine. L’album suivant présente Robert et Alfie dans un sous-bois. Dondestan est l’œuvre la plus ambiguë. Wyatt est installé dans son salon, mais les grandes baies vitrées ouvrent sur une plage, encore. Shleep enfin nous emmène jusque dans les nuages, au-dessus d’un village – Louth où Alfie et lui vivent désormais ? –, comme dans un poème de Prévert. C’est une manière de montrer à quel point la musique de Wyatt est pareil à un paysage, vaste et dégagée, sans frontières. Dernier point, plus difficile à discerner, mais fondamental : ces illustrations proposent toujours une issue. Un tableau étant une forme délimitée dans laquelle l’artiste s’exprime, il était impératif de pouvoir s’en échapper. Sur Rock Bottom, ce sont les ballons qui permettront peut-être à Wyatt de s’extraire des flots (et du fond symbolique où il batifole). Sur Ruth, c’est le trou dans le sol avec une échelle dedans. Un moyen comme un autre de filer à l’anglaise, à la façon d’une taupe – celle qui figure sur le premier Matching Mole ? Sur la pochette de Dondestan, c’est la baie vitrée que l’on peut faire simplement glisser. D’ailleurs, Alfie a dessiné un panier, pour aller pique-niquer qui sait. Sur Shleep, c’est tout simplement l’oiseau géant.
Que dit cette dernière métaphore ? Que l’art wyattien est claustrophobique ? Non, bien sûr. Comme le veut la tradition progressive et canterburienne, Wyatt a conçu ses chansons comme des puzzles mélodiques où chaque partie permet de quitter l’autre, sans ingratitude ni regret. Comme au théâtre, on entre par une porte pour ressortir par une autre. Vues ainsi, on perçoit mieux leur beauté puissante, leur plénitude retrouvée et, plus globalement, ce sens de la tragédie qui fait naître les chefs-d’œuvre. La petite histoire de la pop nous dit aussi qu’Alfie a écrit certaines des paroles des chansons de Robert (sur Dondestan et Shleep pour ne citer que ces œuvres). Sans doute Alfreda méritait une part de reconnaissance car dorénavant, quand nous écouterons Sea Song, Little Red Riding Hood Hit The Road, Solar Flares, CP Jeebies, N.I.O. (New Information Order), Catholic Architecture, Free Will And Testament, Alien, Blues In Bob Minor, nous penserons à elle. Alfie, la muse qui s’amuse à dessiner des trous et des échelles pour passer d’Australie en Grande-Bretagne. On comprend que Bob ait été séduit.
Robert Wyatt, Rock Bottom, Ruth Is Stranger Than Richard (Virgin), Dondestan (Rough Trade), Shleep (Hannibal Records)
https://www.deezer.com/fr/album/557502
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