Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va, disait Bismarck. Jimi Hendrix, qui avait notamment commencé sa carrière avec Johnny Hallyday à l’Olympia, avait une petite idée sur la question. Toute le musique qu’il aimait venait de là, elle venait du blues et jusqu’à son dernier souffle, le gaucher de Seattle lui resta fidèle. Les onze minutes de Red House à l’Ile de Wight, malgré la qualité de la prestation décriée à l’époque, en témoignent. Pourtant, tout dans l’histoire brève mais folle du célèbre soliste va à rebours de ce postulat. Même s’il avait le blues chevillé au corps, Hendrix fut, de ses débuts semi-professionnels en septembre 1963 jusqu’à la triste année 70, un déraciné.
James Marshall Hendrix est né, comme chacun le sait, le 27 novembre 1942 à Seattle. C’est d’abord un déraciné affectif. Sa mère, Lucille, alcoolique et volage, incapable de s’en occuper, le confie souvent à ses proches. Militaire de son état, son père, Al Hendrix, finit par le récupérer. L’enfance de Buster – le surnom qu’on lui donnait dans le cercle familiale – n’est pas aisée, le petit se trouvant balloté d’appartements en appartements, sans même quitter Seattle. On le sait, la découverte des grands bluesmen et la guitare offerte par le père seront à l’origine de la vocation de Hendrix. Comme beaucoup de jeunes noirs, il choisit de faire son service et s’envole pour le Kentucky. Il y fera la rencontre de Billy Cox. Après sa démobilisation, Hendrix part s’installer à New-York pour tenter sa chance comme jeune musicien et tourne avec les groupes de l’époque, Sam Cooke, Wilson Pickett et les Isley Brothers. En 66, il forme son groupe, Jimmy James and The Blue Flames, et passe au Cafe Au Go Go puis se produit au Cheetah Club. C’est là que son destin se scelle. Présenté par sa petite amie à Andrew Loog Oldham, ce dernier le boude. Ancien bassiste des Animals et nouvellement producteur de disques, Chas Chandler perçoit son potentiel. Il le signe et l’emmène à Londres, épicentre de la révolution pop. Il suffira d’une étincelle – la reprise de Hey Joe et un premier Lp, Are You Experienced ? – pour que Hendrix devienne la coqueluche de la scène londonienne.
Après deux albums « anglais » – dont le fabuleux Axis : Bold As Love sorti la même année – et un retour au pays avec un passage au Monterey Pop Festival qui restera dans toutes les mémoires, Hendrix voit plus loin, dans tous les sens du terme. Il revient à New York en décembre 1967 pour débuter les sessions d’écriture et d’enregistrement de son futur projet, un double album : Electric Ladyland. Malgré cette apparente stabilité, Hendrix part pour sa première grande tournée US au début de l’année 68. Charles R. Cross l’écrira, son mode de vie était celui d’un musicien itinérant. Au propre comme au figuré, Hendrix ne se pose jamais. Son caractère aventureux, sa curiosité insatiable le pousse plus haut, Up from the skies, dans un ailleurs qui n’est pas seulement géographique. Avec sa guitare comme point d’ancrage et son inspiration en guise de boussole, il va sauter de villes en étoiles, tout au long de l’enregistrement de ce qui restera comme son chef-d’œuvre de marbre.
Crosstown Traffic est clairement dédié à New-York, ville qu’il n’aime pas. C’est un enfer sonore cependant baigné de cool, titre qui fait aussi songer à un autre novateur musical, soliste de son état, un autre hussard noir de la contre-culture, Miles Davis. Long Hot Summer Night serait la version hendrexienne du fameux tube des Lovin’ Spoonful, Summer in the City mais en plus laid-back. Quant au reste, tout est à défricher pour l’auditeur qui entre dans un territoire si peu balisé. Have You Ever Been (To Electric Ladyland) nous avait pourtant prévenus. Tout est neuf, là où nous nous rendons. Quelques flambeaux nous éclairent – Burning of the Midnight Lamp – sur cette voie lactée où règne un bruit noir, celui du Jimi Hendrix Experience (le patronyme n’aura jamais aussi bien porté son nom). Une courte escale jazzy avec Rainy Day, Dream Away n’est que le prélude à tout autre chose, un voyage dans l’espace inconnu, celui de 1983... (A Merman I Should Turn to Be) enchaîné à Moon, Turn the Tides...Gently Gently Away mais cependant affranchi de toutes règles. Le psychédélisme est à ce point digéré qu’on pourrait le traduire par le terme d’avant-garde. Zappa qui méprisait les hippies et le psychédélisme (We're Only In It For The Money), respectait Hendrix. On comprend pourquoi. Ces quatre faces regorgent d’effets dont certains, comme le phasing, devinrent à la mode. Mais Hendrix les transforme, les dissout, il leur donne un tout autre sens, le sien, celui d’une quête spatiale et mystique où la guitare est érigée en déesse. And the Gods Made Love… And Guitar ! Les sessions d’enregistrement se métamorphosent en champ des possibles, chacun y trouvant sa place. Y compris Noel Redding, qui rêve à une carrière sans Jimi. Il livre ainsi l’extraordinaire Little Miss Strange qui fait suite au très creamien She’s so Fine. Chris Wood, flûtiste et saxophoniste, Dave Mason et Steve Winwood de Traffic, Al Kooper, Jack Casady de l’Airplane, sont également du trip. Sans eux, pas d’alchimie, notamment sur Voodoo Chile, long de quinze minutes.
Hendrix n’aura pas seulement eu un coup d’avance. Mais un pays, voire une planète entière ! L’homme sauvage de Bornéo aura été le Coltrane de la guitare électrique. Ce dernier avait aussi approché, avant de mourir, les régions stellaires. Il y a de grandes similitudes entre les deux musiciens et compositeurs légendaires. De son côté, Hendrix le déraciné aura semé, tel le petit poucet, des cailloux, ouvrant un chemin que d’autres musiciens s’empresseraient de suivre.
The Jimi Hendrix Experience, Electric Ladyland (Track Record)
https://www.deezer.com/fr/album/454043
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