« We're jammin'
I want to jam it with you
We're jammin', we're jammin’
And I hope you like jammin' too » chantait-il d’une voix indolente, belle d’abandon, dans un élan étiré. La jam, ce terrible avatar des années 70, ne signifiait pas seulement confiture comme le croyait Paul Weller. À la toute fin des sixties, il était de coutume de voir des artistes jammer après un concert. Ce rituel renvoyait à un imaginaire de franche camaraderie, à la fois viril et décontracté. Puis, la jam quitta la scène pour être transposée sur disque. Hendrix en fut un des précurseurs avec Voodoo Chile (Electric Ladyland). Le trio en vogue Bloomfield, Kooper, Stills en fit même un principe d’album avec la mémorable Super Session. Mais le climax fut atteint par George Harrison en personne. Avec le triple album All Things Must Pass, le Quiet Beatle commit l’irréparable : un disque entier de jams dont l’inénarrable Thanks for the Pepperoni. Cicatrice indélébile sur le visage d’un chef-d’œuvre de perfection.
Il faudra attendre l’année 1972 pour qu’un groupe ose un album entier de jams, sans le moindre soupçon de mélodie, sans le plus petit refrain à se mettre sous la dent. Et pourtant. Malesch de Agitation Free peut être considéré comme un acte fondateur. Comme leur nom le laisse entendre, les cinq musiciens d’Agitation Free ne sont pas des bluesmen patauds mais des activistes allemands, le genre de gauchistes fascinés par la révolution et la défonce, cette dernière passant bien souvent par les routes caillouteuses d’Afrique du Nord. Ici, nos hippies ont pris cette promesse au pied de la lettre. Ce premier album instrumental est le fruit d’un road trip à travers le Liban, l’Égypte, la Grèce et Chypre. De leur voyage, les musiciens rapportent des bandes enregistrées, des bruits de souks, des chants traditionnels, des prières histoire de donner à leurs jams cosmiques une ambiance IRL. La grande réussite de ce disque tient à l’assemblage et l’enregistrement des différents instruments conviés. Ici les guitares sont ciselées (magnifique travail de Lutz Ulbrich), les percussions viennent doubler la batterie qui reste légèrement en retrait, la basse est vindicative. Comme souvent avec les Krautbands, le traditionnel orgue Hammond se met en retrait, faisant la part belle aux sonorités acides, en nappes, du célèbre orgue Vox Continental, instrument phare des groupes garages psychés américains. Le tout enluminé par des touches de synthé EMS Synthi A.
Venons-en aux morceaux. Le mot sonne juste. Sept titres pas plus, quarante minutes de trip, durée dans les standards de la pop, ce qui est un atout. À l’écoute, force est de constater qu’on est plus dans le free que dans l’agitation. D’un ensemble plutôt méditatif, on ressort conquis. Belle traversée du désert où le temps s’arrête, où l’auditeur vibre tranquillement au rythme de la nature, fut-elle minérale. Nous l’avons dit, le traitement de chaque instrument, savamment assemblé, contribue à l’aura cosmique de chaque titre. Homogénéité qui donne à l’album son équilibre, sa cohérence. You Play for Us Today enfonce le clou. On est ailleurs et ce, sans les artifices habituels propres aux groupes prog, y compris certaines formations allemandes. Oubliez la folie de Amon Düül II, Agitation Free ouvre un espace mais sur terre. Même si You Play for Us Today finit dans un magma sonique, la beauté est là. Tangible. Palpable. Sahara City est sans doute le morceau le plus abstrait, qui semble prendre forme humaine dans les toutes dernières minutes. Ala Tul repose entièrement sur le magnifique ouvrage de l’organiste Michael Hoenig. Pulse ouvre la face b. C’est une vibration, une musique de drone totalement hypnotique. Khan el Khalili invite la voix qui, dans une geste wyatienne (on pense à The End Of An Ear) participe à la magie étrange de l’instant. Il est étonnant de constater que cette musique de l’évasion ne doit pas tant ce qualificatif aux références "World" mais bien à la musique en elle-même, et Khan el Khalili en fait la parfaite démonstration. Il s’agit sans doute de la composition la plus fascinante de Malesch. Le morceau titre, puisque nous y faisons allusion, en est le prolongement harmonieux, sorte de mid-tempo planant – oui, une telle chose existe chez Agitation Free. L’extrême longueur de cette pièce nous met dans les meilleures conditions pour "retrouver" le groupe, on the road. Rücksturz referme le disque dans l’urgence. C’est la composition la plus brève, tendue mais aussi la plus ouvertement mélodique avec son thème répété en une boucle explosive après les quelques secondes d’une introduction en guise de teasing au suspense quasi insoutenable. Si Malesch signifie Orient, Rücksturz traduit le retour au Pays. Retour sur la terre ferme aussi.
Enfin, ce premier essai, immédiatement transformé, sort sur le mythique label Vertigo. Vertige de l’armure que nos chevaliers teutoniques ont fendu pour révéler leur statut, hautement mérité, de Floydiens berlinois. La carrière du groupe fut brève et Malesch en constitue à l’évidence le firmament. Jamais le groupe ne retrouvera une telle inspiration. D’autres s’en chargeront, parfois dans un registre similaire. Preuve d’un bouillonnement artistique permanent. Une agitation libre.
Agitation Free, Malesch (Vertigo)
https://www.youtube.com/watch?v=iai7_F5nZyQ
Commentaires
Il n'y pas de commentaires