Arriver à un certain niveau de connaissance amène souvent le spécialiste, au contraire du profane, à considérer un art de manière fragmentée, en préférant le particulier au général. Il en bien évidemment ainsi avec la pop musique. Les Beatles qui font l’unanimité sont souvent l’objet d’une bataille critique avec ses forces en puissance, ses camps : ceux qui vont vénérer leur début où le rock juvénile, la fraîcheur des mélodies et de l’interprétation primaient quand d’autre vont défendre mordicus la période dite psychédélique – avec à l’intérieur un schisme entre les pré et les post-Sgt. Pepper’s. On ne parlera pas du feu croisé que suscitent le Double Blanc et Abbey Road. S’agissant des Who, les choses sont claires. La ligne de démarcation se situe entre les mods et les aficionados de la période post-68, là où le groupe s’est taillé une dimension de Lion des Stades. Pour les premiers, les Who n’ont jamais été aussi fantastiques, brillants et inventifs qu’entre 1965 et 1967, de My Generation à The Who Sell Out en passant par A Quick One. Encore une trilogie me direz-vous, comme celle bien connue des Fab. Pour les seconds, Tommy et Who’s Next représentent leur acmé, un moment court d’un point de vue temporel mais qui les aura vus asséner au monde deux claques discographiques monumentales, deux projets pharaoniques – trop vite – taxés d’Opéra Rock.
Il y a quelque chose de grandiloquent dans l’idée d’un Opéra Rock, au-delà de la mystification liée à une musique enregistrée en studio au regard d’un genre très prisé au XVIIème siècle, en Italie d’abord, et qui était par essence joué. Peu importe aux musiciens et à la presse en vérité. Car très vite, les qualificatifs se déclinent. Album-concept, album thématique, album progressif…. Avec Tommy, les Who réalisent une œuvre tonitruante, un album Tommytruant donc. Pourquoi ? De par sa dimension d’abord. Double album riche de vingt-quatre morceaux, avec intro et outro, Overture et We're Not Gonna Take It dépassant les standards de durée en vigueur à cette époque-là dans le monde de la pop. Qui plus est pour les Who eux-mêmes qui n’aimaient rien tant que les titres courts rageurs et les pop songs classées dans le format « vignettes ». Par ailleurs, Pete Townshend, qui est le principal géniteur, se fait un malin plaisir à imaginer un thème musical qu’il va décliner en différentes tonalités tout au long des quatre faces. Comme dans une œuvre classique ou lyrique. Idée ingénieuse qui prétend maintenir l’attention de l’auditeur, le captiver jusqu’au dénouement. La puissance de Tommy tient aussi au fait que les Who abandonnent – en apparence – la pop insouciante des débuts pour un rock plus "brutal", sculpté dans le marbre d’une fin de décennie contrariée, à grand coups de riffs et de crédos universels (« See Me, Feel Me, Touch Me, Hear Me »).
Retentissant, Tommy l’est aussi pour la position quasi démiurgique de Townshend qui soumet l’idée à ses camarades, compose à peu près tout, se payant même le luxe d’arriver avec une démo hyper aboutie et dont on soupçonne qu’elle ne devait pas être si éloignée de la version définitive. À l’époque la démarche est quasi inédite. Les Beatles offraient trois grands songwriters. Quant à Ray Davies, il laissait parfois une petite place à son frère Dave, surtout sur Something Else. Sur les vingt-quatre compositions, on concédera l’idiot Tommy's Holiday Camp à Keith Moon. John Entwhistle propose deux chansons dont le sublime (et terrible) Cousin Kevin qui ne dépareille pas les compositions de Townshend. Venons-en aux chansons donc. Car il y a matière ici. Overture et It’s A Boy constituent une formidable entame. Amazing Journey et l’instrumental Sparks sont des moments mémorables, donnant à ce début de disque une vraie dynamique, tout comme The Hawker qui referme la face A.
La face B démarre en fanfare avec Christmas et ses chœurs vindicatifs. S’en suivent Cousin Kevin, le tubesque The Acid Queen et le premier grand final Underture, un peu longuet. Ce serait selon certains dires le ventre-mou de Tommy. La face C est admirable qui enchaîne les titres, souvent très courts, menant droit au classique de Pinball Wizard. Beaucoup de moments charmants, de ritournelles à l’ancienne (Do You Think It's Alright, There's a Doctor, Tommy Can You Hear Me? et Sensation avec ses cors de chasse). Dans ces passages-là, les Who n’ont pas remisé leur bréviaire pop, loin de là. La face D, contre toute attente, s’avère la moins riche même si elle contient I'm Free – déjà très seventies – et l’apothéose de We're Not Gonna Take It qui sera magistralement repris à Woodstock dans une version au moins aussi forte, si ce n’est plus.
Enfin dans Tommytruant, on entend aussi Tommy Truand. En effet, Tommy que personne n’attendait au tournant, rafle la mise et s’écoule à 2 millions d’exemplaires. Il permet au groupe de percer aux USA, sésame difficile à obtenir pour toute formation anglaise, y compris établie. Il atteint la cinquième position au Billboard et y restera pendant plus de deux ans. Il fait partie des cent albums les plus vendus à de la décennie, loin devant le premier Doors, la trilogie de Dylan – pierre angulaire de sa carrière – et la comédie musicale Hair, sortie l’année précédente ! Comme évoqué plus haut, les Who récidivent avec Who’s Next et verront même leur premier opéra rock adapté au cinéma par Ken Russell, avec Roger Daltrey dans le rôle-titre. Tommy sera adulé autant que détesté pour ces raisons-là, et ce n’est pas un mal. Le monde de la critique rock va longtemps vivre sur le dos cette polémique. En sourdine ? Bien évidemment non.
The Who, Tommy (Decca)
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