Malgré la déferlante punk qui s’abat d’un coup sur l’Occident – de la Perfide Albion à la grosse pomme –, The Wall des Pink Floyd et Breakfast In America de Supertramp, deux albums sous stéroïdes, constituent les deux plus gros succès de l’année 1979. Mais c’est sans doute le premier qui demeure le plus massif par son ambition démesurée, album fleuve d’une époque à venir et dont la figure la plus inquiétante et pas moins fascinante ne fut pas le Président Reagan. Ni le jeune et fougueux Donald Trump. Ce n’est pas d’eux dont nous voulons vous parler. Non.
Prenons le temps de nous plonger à l’intérieur de cet album énorme, synthétisant à peu près toutes les obsessions de son unique géniteur, Roger Waters. Il est vrai que les trois Pink Floyd, hormis peut-être David Gilmour qui signe le bouleversant Comfortably Numb, font de la figuration. The Wall est, tel le monstre du professeur Frankenstein, la créature folle de Waters. Cette dernière renvoie à un autre. Ce n’est pas son père, Eric Fletcher Waters, tué à la guerre en 1944 pendant la campagne d’Italie. Ni Syd Barrett qui hante ce disque de sa présence invisible. Ainsi, apparait-il en filigrane, sans qu’on l’aperçoive vraiment, dans certaines des plus belles chansons du disque (Mother, Don't Leave Me Now). Ce n’est pas la première fois d’ailleurs. L’autre Roger, fondateur du groupe, était déjà ce Diamant Fou cité dans Wish You Where Here – dont le titre dit tout – mais bien avant dans Dark Side Of The Moon. The lunatic is on the grass entend-on dans Brain Damage. Dans The Wall (le Lp et surtout le film), le personnage de Pink est couvé par sa mère, tout comme le furent Waters et Barrett. Mais ce n’est pas lui dont il convient de parler. Hélas ? Ou heureusement ?
Par sa dimension hors-normes, sa froideur extrême, ses tubes iconiques, sa capacité à mélanger rock orchestral, pop FM et hymnes stadium, The Wall préfigure à lui seul la décennie qui va suivre. Le disque ressemble aux 80s dans leurs moindres aspects : culte de la réussite et de l’argent, narcissisme forcené, joie et psychose mélangées au shaker, cocaïne servie sur un plateau etc. C’est aussi dans une certaine mesure l’album le plus américain du Floyd. La présence du canadien Bob Ezrin, producteur éclairé des années Alice, explique en partie cette impression tenace. L’avatar de Pink, et la musique qui en propose un saisissant visage, invente des années avant rien moins que le plus célèbre personnage de Bret Easton Ellis, Patrick Bateman. Dans American Psycho, roman somme et culte de l’Amérique Reaganienne, on trouve ainsi le même équilibre entre moments drôles, calmes en apparence, et éclaboussures de folie. Le tandem Empty Space/Young Lust résumant bien l’intention rock critique. Comme Pink, Bateman se trouve lui aussi prisonnier de murs, moins oppressants il est vrai. Ce sont ceux de son luxueux appartement de Manhattan, de sa confortable situation, de sa famille, ses amis… En revanche, de manière différente, Bateman n’est pas une superstar, tout du moins dans l’histoire. Il l’est devenu en même temps que le roman et son géniteur. Mais cela importe peu tant les passerelles sont déjà lancées entre l’album et le roman. Tout comme le fait que Patrick Bateman se coule admirablement dans le costume du rock critique, dissertant sur la carrière de Genesis, période Phil Collins ou sur l’ascension de Huey Lewis & The News. La similitude est même frappante à la fin lorsque Patrick Bateman, après un meurtre d’une rare sauvagerie, s’enfuit dans les rues d’un New York by night, vidé comme un bas-ventre de sa foule. Ce passage lunaire mais génial fait écho sans le vouloir à la toute fin de The Wall, lorsque débute la séquence si fortement émotionnelle de Run Like Hell/ Waiting For The Worms/Stop/The trial. Outside The Wall – et son retour à une forme de paix intérieure – trouve sa vision sœur dans le final du roman de Ellis où Bateman converse dans un club avec des amis, comme si de rien n’était. On découvre alors, dans les dernières lignes, cette phrase énigmatique mais si parlante : « There is no exit ».
Tel nous apparaît The Wall. Combien de facettes de ce diamant fou reste-t-il à explorer ? Impossible à dire. Chaque brique dévoile un nouvel aspect et l’ensemble constitué de vingt-six chanson n’aide vraiment pas l’archéologue pop à se frayer un lumineux chemin dans cet inextricable labyrinthe. Reste à ajouter quelques points cruciaux. The Wall n’est l’album le mieux aimé du Floyd. Difficile d’accès, absolutiste jusqu’à l’excès, il n’en demeure pas moins un disque important. C’est non seulement la seule œuvre seventies qui parvient à faire la nique aux boutonneux hirsute comme Sid Vicious, mais que l’on peut aisément et sans rire qualifier de punk. C’est un album qui a fait date – parce qu’il fut aussi complété par un film tout aussi incroyable – et que tout le monde connait. Chacun a, au fond de lui, son moment The Wall, son souvenir, sa madeleine. The Wall est un album aux deux vinyles et aux quatre faces, typique de son époque, et qui a merveilleusement collé à l’ère de la K7, ici éditée en Double Play (Double durée). Enfin, grâce au film – nous ne le dirons jamais assez –, l’album a eu ses clips ! Ces derniers doivent, non pas à l’arabe fou Abdul Alhazred du Necronomicon, mais bien au graphiste zinzin Gerald Scarfe dont le nom sonne comme une rature sonore. Ou une giclure de sang. Ce serait au fond, si l’on ose dire, à Patrick Bateman de trancher.
Pink Floyd, The Wall (Harvest)
https://www.deezer.com/fr/album/12114248
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