La meilleure façon d’éprouver la solidité d’un corps, d’une matière ou d’un objet est encore de le soumettre à un crash-test. S’il y résiste alors il pourra être commercialisé. Le principe Nietzschéen, ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, semble ainsi correspondre aux exigences du capitalisme industriel. Certains grands albums de la pop culture relèvent de la même approche. Parmi les groupes les plus absolutistes dans la folie, VdGG retient notre attention et plus particulièrement, s’agissant de la thèse développée ici, son quatrième opus Pawn Hearts.
Voilà un disque dont l’écoute nécessite un travail préalable. Alors qu’on aurait pu choisir un moment idéalement serein, où l’âme forte est au diapason du corps – Mens sana in corpore sano –, il convient de procéder à l’inverse. De le passer à l’instant forcément critique où nos défenses immunitaires sont au plus bas. Pas besoin d’attendre la maladie ultime et la dernière heure pour vivre l’expérience d’entre toutes les expériences. N’exagérons rien. Un simple rhume fera l’affaire. L’état de fébrilité voire d’abattement délicieux qui en résulte vous permettra d’apprécier les trois uniques chansons de l’album à leur juste valeur. Comme dans le rock psychédélique où l’altération des sens est rendue possible par la prise de drogue hallucinogène. Dernière précision à toutes fins utiles : pas besoin d’ordonnance, il ne vous en coûtera rien quoique. Car Les cœurs de pion – voir la pochette spatiale – n’est pas un disque à mettre entre toutes les mains, fussent-elles le prolongement du corps médical. L’album s’ouvre sur Lemmings. Ces petits rongeurs s’évertueront à entamer ce qu’il vous reste de cerveau encore allumé alors que vos yeux sont – déjà – éteints. C’est que le morceau propose un texte incantatoire parlant de mort, de sacrifice, de rois sans qu’on parvienne à en percer le sens profond. Le tout enveloppé dans un linceul de sons étranges car telle est l’alchimie pop selon VdGG. Dites-le-vous bien, il s’agit de onze minutes d’une musique « Out of control ». Ce sont les mots hantés, scandés par Peter Hammill. La formule du groupe sert à merveille le propos éclaté de Lemmings. Orgue fou, saxo furieux, batterie démembrée, voix à l’unisson. Aucune guitare électrique à l’horizon, pas de solo dans la geste classique pour vous rassurer. Morceau suivant, plus calme en apparence. Piano Lac Majeur – VdGG était très populaire en Italie – aux vertus proches de l’onguent. Mais chez VdGG, la folie n’est jamais loin. Elle infuse comme une peste invisible, sue par tous les pores. Derrière son titre énigmatique, Man-Erg évoque les pensées froides d’un tueur qui semble s’interroger sur sa condition. Le thème de la guerre, des réfugiés – déjà – inspire à Hammill sa poésie morbide et malade. Musicalement, ça vrille au bout de trois minutes comme si le groupe lui aussi contaminé ne pouvait plus se contenir. Il éclate littéralement. C’est puissant, c’est effrayant, c’est sublime. La paix revient tel le ressac. Pour laisser ensuite dans le tamis des mélodies exsuder la démence. Mais tout cela n’est rien. Face 2. A Plague Of Lighthouse Keepers. Le fléau des gardiens de phare. Est-ce le fléau, cette arme médiévale impitoyable ? Est-ce la peste bubonique ou le scorbut qui guette le marin ? Est-ce une référence à cette technique antique qui visait à faussement guider les bateaux perdus dans les nuits dans le but évident de les jeter dans les mâchoires des rochers ? « I prohesy disaster (…) ». Nous sommes prévenus. À ce propos, Hammill est un fantastique conteur. Fantastique dans tous les sens du terme et cette pièce magistrale ne déroge pas à la règle de l’étrange, comme In The Court Of The Crimson King en son temps. On peut bien parler de Hendrix des cordes vocales à l’écoute du morceau. Classiquement, il alterne phases splendides, toutes en majesté, et orages électriques. On est au-delà des visions suintantes de malaise de Orange Mécanique, sur les écrans la même année. C’est dire. Avec son attelage d’orgues divers, Wurlitzer, Farfisa, synthés que le groupe syncrétise à l’extrême, avec ses cuivres furibards, son ambiance digne du Tartare grec, Plague Of est un climax à lui tout seul. Climax de l’album. Climax discographique. Climax de la décennie débutée il y a peu.
Quand Pawn Hearts sort, VdGG a déjà quatre albums à son actif en trois ans. Autant dire que l’opus fait figure de remède de cheval, qui voit le groupe guérit mais mort. VdGG se sépare. En apparence. Car pour animer sa carrière solo qui démarre un peu avant l’enregistrement de ce chef-d’œuvre, Hammill embauche ses anciens camarades. Avant la reformation tant attendue, le leader démiurgique sortira tout de même cinq albums sous son nom, cinq œuvres denses et cohérentes. Jusqu’à Nadir’s Big Chance qui influencera rien moins que John Lydon des Pistols. VdGG, groupe prog punk. Qui l’eut cru ? Rien d’étonnant cependant tant il aura détonné – c’est le cas de le dire – dans la production anglaise contemporaine. Bien que souvent théâtrale la musique de Van der Graaf continue de fasciner, y compris les réfractaires. Le tout sans avoir produit un seul tube.
Au final, il existe dans l’Histoire de la pop d’autres cas d’albums que l’on peut écouter dans un état second, prisonnier des pires maux. White Light/White Heat du Velvet et pas seulement pour Lady Godiva's Operation. Kobaïa de Magma et pas seulement pour Malaria. L’unique album de Bohemian Vendetta et pas seulement pour leur single Enough. Yeti de Amon Duül II et pas seulement pour Sandoz In The Rain. Démarche fonctionnant tout aussi bien avec des films comme Le temple maudit de Spielberg et Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. Vous voilà renseigné sur votre prochaine occupation… et votre sort futur.
Van der Graaf Generator, Pawn Hearts (Charisma)
https://www.youtube.com/watch?v=sOIrGNddjMQ
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