On n’a pas surnommé Winston Churchill le vieux lion pour rien. Il est un peu une sorte de Victor Hugo anglais du XXème siècle tant il a habité son époque et dominé la scène politique de son pays sans partage. C’est un homme d’ambitions. Avec un "s", vous aurez noté. Voilà pourquoi on peut qualifier Arthur, le septième opus des Kinks, d’album churchillien (et pas seulement pour Mr. Churchill Says). À cette différence près et elle n’est pas mince – elle a de quoi nous tirer quelques larmes – que Arthur n’a pas dominé la scène pop de cette fin de sixties, si contrariée. Ce fut même un flop, n’ayons pas peur des mots. Et pourtant, Arthur est un album monstre, comme l’amour de Pauwels, un album somme. Et nous allons tenter de le raconter ici, plus bas. Juste là.
Si les Kinks ont toujours été en décalage complet avec leur époque, et à dessein, Arthur vient malgré tout clore un cycle de sophistication. Celui-ci a commencé au tout début de l’année 1966, celle de Revolver tout de même ! Ray Davies abandonne progressivement les hymnes rageurs des débuts pour un genre de chanson populaire, entre vision nostalgique et chronique sociale fort heureusement dépourvue de vernis marxiste comme il était parfois d’usage. Comme chez Lennon qui choisissait les titres de ses chansons dans la presse locale, Davies a fait de l’observation de l’Angleterre des petites gens –comme des branchés – la source nouvelle de son inspiration. Dedicated Follower Of Fashion et A Well Respected Man vont poser les bases, annonçant la suite soit quatre années fastueuses allant de Face To Face à Arthur. Alors que les Kinks ont volontairement loupé toutes les révolutions musicales, psychédélisme, heavy et progressif, Arthur tout en refermant le cycle ouvre une brèche en cette année féconde pour la production musicale d’un tir de canon pop. Mais l’offensive winstonienne de Ray Davies commence quelques semaines avant d’entrer en studio. Le musicien a été approché pour produire le prochain album des Turtles, Turtles Soup. Proposition qu’il accepte. Il se rend à Los Angeles pour accomplir sa tâche et en profite pour négocier auprès de la très exigeante American Federation of Musicians le droit de jouer à nouveau aux États-Unis – les Kinks en avaient été bannis en 1965 pour d’obscures raisons de bienséance ! Bref, une fois la chose réglée, Davies revient en Angleterre et s’attelle à son nouveau projet.
Les sessions d’enregistrement commencent le premier mai et s’étaleront jusqu’en juillet. Les morceaux s’enchaînent et comme habituellement avec les Kinks, ils sont tous très bons. Aucun déchet à noter. Prévu pour être la BO d’un film pour la télé canadienne, Arthur se transformera en album "concept" qui lui-même se muera en un génial chef-d’œuvre de cohérence. Il s’inspire comme souvent de sa vie personnelle. En l’occurrence, il fait référence à son beau-frère Arthur Anning et sa grande sœur – la fameuse Rose de Rosie Won't You Please Come Home ! – tous deux partis vivre en Australie en 1964. Drivin', Australia, Shangri-La (du nom de la maison d’Arthur) et le morceau titre qui clôt le disque sont les chapitres de cette histoire déplacée dans le temps, à la fin de la seconde guerre mondiale. On trouve aussi des compositions douces-amères comme Young And Innocent Days qui répond étrangement à Days, le single paru l’année précédente. Au-delà du sujet principal, des paroles ouvragées comme seul Ray Davies savait le faire – c’est sans conteste le meilleur parolier pop anglais –, la musique s’impose à chaque seconde par sa production grandiose, toute de cuivres vêtue. Épaulé par l’arrangeur Lew Warburton – qu’on retrouvera dans la musique de librairie avec des choses aussi délicieuses que kitchs, Blue Pastel, Chicken Scratch, Come And Join Us –, Davies va soigner l’habillage de ses chansons, multipliant les idées, osant même le parti-pris psyché orientalisant sur Mr. Churchill Says. Qu’ils soient courts et étirés, les morceaux ont l’apparence des poupées gigognes, révélant leur lot de surprises (Yes Sir, No Sir). Quant à Australia et Shangri-la, ces chansons demeurent les meilleures ambassadrices des ambitions nouvelles de Ray. Australia, débute par deux minutes et quarante secondes de pop comme seuls les Kinks savent l’imaginer, conforme à l’idée que l’on s’en était faite sur le pastoral The Kinks Are The Village Green Preservation Society. Et comme ça, sans crier gare, le morceau part dans une envolée jazz du plus bel effet, préfigurant le très beau et prophétique 1969, premier album solo de Julie Driscoll qui sortira deux ans plus tard. Shangri-La, qui suit Australia, brille au firmament de la galaxie Kinks. Tout y est somptueux, des premières secondes en délicats accords de guitare acoustique qui débouchent sur une mi-temps aux cuivres solennels avant de rebondir avec une virtuosité inédite sur la seconde partie du morceau, plus nerveuse et rock, sans jamais quitter ses splendides atours gagnés au cours de la bataille, le tout finissant majestueusement sur le thème principal et son refrain iconique, simple : Shangri-La. Tout au long du disque, les Kinks balancent entre ces deux moods, la mélancolie qui est leur valeur refuge comme sur Some Mother's Son, et l’énergie du rock, ce sentiment primal qui animait leurs premiers enregistrements ; on pense à Brainwashed, Nothing To Say et Arthur. She's Bought A Hat Like Princess Marina sera leur seule concession à cet art typiquement anglais de la chanson clownesque – pas Clooneysque – tout comme le furent Berkshire Poppies pour Traffic, Stealing, Stealing pour les Yardbirds ou Mother's Lament pour Cream.
À sa sortie, la presse américaine sera unanime, saluant l’œuvre et la singularité d’un groupe qui n’a pas fini de surprendre, tantôt passéiste, tantôt audacieux. Greil Marcus parle de Arthur en ses termes nuancés mais révélateurs : « Less ambitious than Tommy, and far mor musical ». À l’époque, Ray n’est pas Townshend. Et c’est sa force. Malheureusement, malgré une honorable place de cinquantième dans les charts mondiaux pendant quatorze semaines, Arthur n’aura pas fait la fortune du groupe et son principal auteur. Il restera cependant comme l’un des 1001 disques qu’il faut absolument avoir écouté avant de mourir. Mr. Churchill Says, mais au fond qu’en aurait-il dit ? Sans doute quelque borborygme positif soufflé de son cigare.
The Kinks, Arthur (Or The Decline And Fall Of The British Empire) (Pye)
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