Le dépassement de soi est souvent présenté dans nos sociétés occidentales contemporaines comme une vertu cardinale. C’est le marathonien qui bat son propre record, l’alpiniste qui, bravant les pires conditions climatiques, arrive au sommet de la plus haute montagne, l’étudiant qui à force de travail décroche le sésame tant espéré du diplôme et de la première place sur le podium. Autant de clichés malgré tout véridiques, tirant leur authenticité de l’expérience de la vie. On peut dire que Nick Drake parvint à accomplir l’exploit du dépassement. Mais pas tant de lui-même, encore que. Et qui plus est dès son premier album. Il n’avait que 21 ans.
De sa chambre située en haut de la maison parentale, par la fenêtre ouverte, Nick Drake regarde étrangement vers le bas. Ses yeux semblent perdus ou concentrés, on ne sait pas bien. Le doux printemps s’engouffre dans la mansarde. Sous sa veste, la chemise est déboutonnée. Il règne dans cette image bucolique un air de décontraction. Le jeune homme a-t-il idée de l’or qu’il a entre les mains ? De la puissance de l’œuvre enregistrée ? De son legs futur ? En plus d’avoir longtemps été le secret le mieux gardé de la Grande-Bretagne, Nick Drake reste un personnage insondable. Il ne s’agit pas seulement de dire – ou de redire – que Five Leaves Left est le grand album que l’on connaît – maintenant –, que ses dix chansons sont le "fruit" d’un jeune homme maîtrisant déjà l’écriture musicale. Pop. C’est l’évidence, et d’autres l’auront déjà dit avec plus de talent que votre serviteur. Se replonger dans ce premier album, au-delà du plaisir que l’on ressent, vous oblige. C’est l’idée du dépassement. D’où le constat, aussi clair qu’une eau de roche de Tanworth-in-Arden. Five Leaves Left est l’œuvre du dépassement de la folk. Il faut peser l’importance de cette phrase. Car en 1969, il y a en Angleterre deux types de folk. La folk d’inspiration médiévale dont les hérauts sont Bert Jansch et John Renbourn (seuls ou avec Pentangle), l’ISB dans une moindre mesure – ils étaient au fond bien plus originaux que cela, comme des Beatles arabo-celtiques –, Steeleye Span, Amazing Blondel et Jethro Tull dans leurs chansons les plus pures. À l’opposée, il y a une folk britannique d’inspiration dylanienne dont le groupe phare reste et restera Fairport Convention. Nick Drake, lui, est ailleurs même si Richard Thompson de Fairport l’accompagne ici. D’ailleurs, on pourrait dire que Five Leaves Left demeure sans conteste LE chef-d’œuvre de Fairport Convention. Revenons à Five Leaves Left. Nick Drake a tout dynamité même s’il excelle dans le registre bien balisé de la "pop" song. Les chansons ne sont ni trop courtes ni trop longues, exceptée Three Hours, mais le titre excuse tout. Par bien des aspects, Drake invente quelque de chose de nouveau, de jamais totalement entendu. Une musique d’auteur dont la hauteur de vue – les textes car Drake était un parolier doué – et la puissance musicale n’ont quasi pas d’équivalent. Dans la même catégorie, le mignonet Cat Stevens ne fait pas le poids. Et qu’importe si c’était réellement le cas, Nick Drake a accompli avant le miracle de la musicalité. D’abord, il y a la beauté des mélodies, à la fois tristes et radieuses. On se croirait dans une modeste chapelle de la campagne anglaise, vue de l’extérieur. À l’intérieur, on se retrouve nimbé de couleurs par la grâce des vitraux filtrant la lumière dans un instant figé, solennel. Affirmons au passage que les compositions évitent le piège du folklore archaïque. Notons aussi la voix de Drake, à la fois enfantine et adulte, dont le feutre nous induirait presque en erreur, comme si le garçon tout juste majeur avait déjà vécu mille vies, mille tourments. Vient alors cette technique de guitare dite des accords ouverts qui en aura rendu fou plus d’un. Comme si Nick Drake possédait quatre mains ! Extraordinaire ! Enfin, il y a les arrangements de son ami d’enfance Robert Kirby. Même s’il n’enlumine pas River (c’est Harry Robinson qui s’en charge), Kirby écrit les orchestrations de plus belles chansons de l’album : Way To Blue, Day Is Done, The Thoughts Of Mary Jane et Fruit Tree. On remonte le temps, à l’époque de Purcell. En pleine Renaissance anglaise. C’est baroque au sens pur du terme, pas fantaisiste. Ces chansons-là sont des pièces de musique de chambre, peut-être celle où Drake est photographié d’ailleurs. C’est d’une trop rare élégance. Tout en sonnant fondamentalement moderne pour l’émotion enfantine et la splendeur harmonique que cette musique inouïe révèle. On pense aux récits de l’Odyssée. Nous sommes, à l’écoute de Fruit Tree, tels les Lotophages goûtant des fruits doux comme le miel. Saturday Sun referme l’album comme il avait débuté (Time Has Told Me et ses subtiles notes country), sur une fragile touche d’optimisme, comme un matin aux doigts roses, écrirait Homère. Car tout cet édifice s’avère si fragile, c’est ce qui fait sa transperçante beauté.
Bien évidemment, deux autres chefs-d’œuvre suivront, l’enjoué et jazzy Bryter Layter et ce Pink Moon à l’os, troublant dans son dénuement volontaire, son austérité assumée. Mais revenons à Five Leaves Left pour dire qu’un Lucien Rebatet l’aurait sans doute apprécié à sa juste valeur. Sans doute l’aurait-il ajouté à son livre somme, Une histoire de la musique, publié en 1969. L’année de la sortie du premier album de Nick Drake. Ses avis tranchés nous confirment dans cette intuition. Hasard de la vie, Rebatet est mort le 24 août 1972, six mois après la sortie de Pink Moon. Le sort est décidément cruel. Mais la musique sauve tout. Elle nous aura offert l’œuvre courte mais intense de Nick Drake. Qui résonne encore aujourd’hui, comme si elle était sans âge. Sans amarre. Sans folklore. Nous en sommes plus que retourné : dépassé.
Nick Drake, Five Leaves Left (Island)
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