Stooges, No Fun ?

par Adehoum Arbane  le 15.10.2019  dans la catégorie C'était mieux avant

On écrit souvent que le premier album des Stooges sonna le glas de l’utopie hippie. Cette analyse n’est pas fausse mais a posteriori. Elle s’inscrit dans une perception historique de la pop où les meurtres de la Manson Family et celui d’Altamont furent les étapes inéluctables menant droit à la fin de l’ère psychédélique. Rien n’est moins sûr. On peut considérer la chose différemment. En 1969, le psychédélisme hippie se mue naturellement en rock progressif estudiantin et là où les sixties incarnaient spontanéité et innocence, les seventies marquent l’avènement de l’industrie musicale – n’y voyons là rien de rebutant d’un point de vue moral. En effet, la scène pop se professionnalise, l’argent rentre, les techniques de production s’améliorent fort logiquement ; le rêve fait place à l’ambition comme chez Todd Rundgren, Elton John et Led Zeppelin. Mais revenons un peu aux Stooges si vous le voulez bien. 

Sans refaire le match de leur parcours, aussi court fut-il, précisons à toutes fins utiles que le premier de leur trois disques fut composé, produit, emballé et publié bien avant les événements précités. Lorsque le jeune quatuor entre en studio pour y graver son maigre matériel – et y écrire la deuxième face –, il est alors un organisme parmi tant d’autres évoluant dans un écosystème, Detroit en l’occurrence. Detroit est la capitale américaine de l’automobile. Une cité ouvrière. Malgré ce vernis prestigieux, la ville connait un taux chômage endémique qui peut culminer dans certains quartiers à 50%. Pauvreté, ségrégation, violence tel est le décor planté devant les yeux du jeune James Osterberg et de ses camarades, les frères Asheton et Dave Alexander. La musique qu’ils imaginent représente tout bonnement la bande-son de leur quotidien, entre méandres urbains et inégalités de destin, pour reprendre une formule contemporaine un peu facile. Celle-ci se veut sombre, dure, implacable. D’ailleurs, le groupe n’est pas le seul à forger dans les chaudrons de l’Amérique industrieuse le son matriciel du Heavy. MC5 et avant Steppenwolf s’en sont déjà chargés. Chacun ses particularités. À Steppenwolf un hard aux accents funky, à MC5 la contestation et la radicalité. Quant aux Stooges, ce sera le nihilisme, tout à fait inédit pour l’époque. Mais leurs chansons vont plus loin. 1969, No, I Wanna Be Your Dog dans une moindre mesure – le morceau surprend par sa crudité – mais surtout le long et lent We Will Fall sont la photographie implacable d’une jeunesse abandonnée à ses propres démons. Dont l’un. Le plus insidieux. L’ennui. Ainsi, The Stooges sera un album flaubertien. Bovarien même. Le violon qui cisaille We Will Fall sonnerait presque baroque s’il n’y avait cette wah-wah poissant à chaque seconde, engluant le chant de Pop dans une rêverie sans fin. Enfin une rêverie. Parlons plutôt d’un cauchemar. Imaginez celui-là, récurrent, où l’on essaye de courir sans jamais avancer, les pieds pris dans le béton du sommeil et vous vous ferez une idée juste de ce titre. Face B, les choses semblent s’améliorer, en apparence. No Fun reprend le clapping hand de 1969 mais la fuzz vient tout gâcher, à dessein. C’est une sorte de seppuku musical, une entreprise de sabordage. Quant à Real Cool Time, il pue l’ironie. Est-il cool d’appartenir à un tel gang de mines patibulaires – la pochette – de vivre sans espérer, de survivre même, car dans la Musique, rien n’est acquis d’avance. Il faut bien le dire, l’album ne fera pas grand bruit si l’on ose dire, malheureusement boudé par la critique. Revenons à la tracklist avec Ann qui rejoue la duperie de We Will Fall, sorte de monolithe mollasson, pâte fondue, dilatée à l’envi, comme le métal en fusion se tordant pour donner naissance à ces carapaces automobiles que des familles américaines consommeront en masse. Not Right, réveil violent. Chanson de gueule de bois, curative donc. Little Doll n’en fait qu’à sa tête qui reprend la rythmique de 1969 comme si à l’ennui s’ajoutait la fainéantise. La résignation. Entre « Pourquoi s’emmerder » et « à quoi bon ».  Fin de face B. Le tout dépasse à peine les trente-cinq minutes. Emballé, pesé. Vendu ? 

Nous l’avons dit, le jeune groupe ne s’est pas enrichi avec sa musique. La malédiction de Detroit semble les poursuivre. Doit-on en imputer la faute à Manson ? Doit-on y voir le présage d’un futur indistinct mais déjà rouge sang ? Non et non. C’est une affaire de métonymie, de contenu et de contenant qui se confondent interminablement. Les Stooges ne seront pas les seuls à être fils de (Detroit). Dans le registre villes et groupes dépressifs, nous avons Cleveland et Nine Inch Nails, de l’autre côté de l’Atlantique Manchester et Joy Division et chez nous, Grenoble et les trop méconnus – on plaisante – mais bien nommés Nocturnal Depression. À défaut de succès, les Stooges auront fait des petits. Et en dehors des circuits classiques de la hype. Malgré leur label qu’il partage avec les Doors. Quand ces derniers toucheront les cieux (Morrison surtout), les Stooges, eux, glisseront inexorablement vers les enfers de l’anonymat jusqu’à ce que Pop rencontre Lou Reed, lui aussi rescapé du Velvet, et Bowie qui les sauvera tous deux. La suite, on la connait. Dope à la sauce allemande, renaissance solo et rédemption quand Bowie reprend le China Girl de Iggy et en fait un tube chromé. Le premier des Stooges – et dernier encore vivant – abordera la fin des années 80 avec le sourire. Tout au long des années 90 il promène sa tronche parcheminée devant les caméras de John Waters, Jim Jarmusch ou encore Tim Pope. Il fait même de la pub ! Depuis, il vit entre Miami et les Caraïbes. Detroit est loin derrière. Sa légende, elle, est droit devant. 

The Stooges, same title (Elektra)

stooges-pochette.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=Y0BYp1I9nbc

 

 

 

 

 

 


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