Ce ne sont pas les effets spéciaux qui font un film. Ce n’est pas la production qui fait un album. Même si cette étape est bien évidemment indispensable. Que serait Sgt. Pepper’s sans le faste de ses arrangements ? Ainsi, le songwriting est à la pop ce que le scénario est au film, une ossature indispensable, un fond qui pourrait à la rigueur vivre sans la forme. Mais l’inverse est-il vrai ? Le troisième long de La Féline procède à rebours de la sacro-sainte règle. Ici la production règne en maître. Elle domine tout, jusqu’à prendre le pas sur le fond. C’est Chronos dévorant ses enfants. Constat étonnant quand on sait que derrière ce projet on trouve la normalienne Agnès Gayraud, femme de sens avant d’être fan de son. Encore que. On n’aura pas la prétention de parler à sa place. Cependant son cursus d’agrégée de philosophie aurait dû la guider sur la voie de la placide chanson à texte et nous auraient sans doute éloigné de l’essentiel.
Sur Vie Future, comme pour incarner le mantra de son titre, Agnès Gayraud choisit de pousser à fond les curseurs de la musicalité, et au-delà, de privilégier l’architecture sonore de ses futures chansons. Qu’on pourrait écouter les yeux fermés, sans se soucier des histoires qu’elles racontent, aussi authentiques et profondes soient-elles – une autre option eût été possible, celle du Kobaïen qui permet une immersion musicale totale. Comparaison n’est pas raison, mais on pourrait tendre un pont entre son travail et celui d’un Robert Wyatt dans sa période 1985-1991, soit deux albums en vérité : Old Rottenhat et Dondestan. Chaque titre offre mille tessitures, comme autant de fines couches de feuilles d’or que la compositrice et son compagnon artistique de toujours, Xavier Thiry, sont venus apposer avec la délicatesse de ces artisans maîtrisant leur savoir-faire à la perfection. Autre détail, ces éléments si différents permettent aux morceaux d’échapper à toute forme de référence, vous pardonnerez celle faite à Wyatt. C’est plus un voisinage intellectuel qu’une volonté de faire dans le « si vous aimez, vous apprécierez ». Deuxième point fondamental, malgré les claviers, synthés et autres instruments convoqués, les onze chansons – on pense surtout à Effet de nuit, Où est passée ton âme ?, Tant que tu respires – semblent avoir trempé dans le bain de jouvence de la modernité ; à leur écoute on se fait une idée de la pop en 2019. C’est que nos deux laborantins ne se cantonnent pas au seul registre synthétique, gage de cool, mais vont chercher toutes les pulsations possibles. Batterie jouée au balais comme sur Tant que tu respires, les accents "world" de Où est passée ton âme ?, l’abstraction wyatienne du Voyage à Cythère. Un piano au milieu d’un océan de micro-sons et autres délicats carambolages de cuivres arrivent à faire surgir un imaginaire propre au thème évoqué. Enfin, Agnès n’hésite pas à malmener son organe, sa voix pleurant presque sur La Terre entière. Visions de dieu survient, en guise de paraphrase. Ce sont bien les visions de La Féline qui prennent vie ici. Jusque dans l’apothéose que constitue Depuis le ciel, sans doute la chanson la plus absolutiste où les notes bouillonnent comme dans un alambic. Là-bas, l’auditeur perdra ses repères, qu’on se le dise. Pour clore le propos et dieu sait que la chose n’est pas aisée, on tentera un ultime rapprochement entre La Féline et le Bowie des mid-seventies, épaulé du team Fripp-Eno dont ce dernier conçut les fameuses stratégies obliques. Grand mixe entre cartomancie et cadavre exquis.
Après un Lucifer à la basse très Psycho Killer malgré la plénitude qui l’habite (et l’habille) et le japonisme discret des cordes synthétiques, les quarante-six minutes révolues nous questionnent : qui se dira encore climato-sceptique après Vie Future, tant ce disque déroutant et fascinant joue la diversité des climats ? Quant à la pochette, elle résume tout. Agnès Gayraud s’y dévoile de la plus étrange des manières. Sorte de Pierrot Lunaire, clown triste de Ashes To Ashes enfermé dans la caverne de Socrate. Ce qui nous fera dire juste avant d’acquérir le précieux sésame : « We could be Gayraud, just for one day. »
La Féline, Vie Future (Kwaidan Records)
https://lafeline.bandcamp.com/album/vie-future
Photo : © Julien Amouroux
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