Si Van Morrison a débuté sa carrière au sein des Them en pourvoyeur de hits accrocheurs expédiés à vitesse grand v, sa carrière solo l’aura présenté sous un tout autre jour. Au-delà de la mystique dont il fera une chanson, c’est bien d’endurance dont il s’agit et que le chanteur expérimente dès son premier disque solo et premier chef-d’œuvre, le désormais cultissime Astral Weeks. À la manière des marathoniens, Van Morrison n’est à l’aise – mais pas seulement – que sur les morceaux longs, épiques où il donne libre cours à ses qualités d’interprète. Il perpétuera cette tradition de la chanson pour coureur de fond sur tous ses albums, à quelques exceptions près (Moondance en 1969, His Band and the Street Choir en 1970). De 1971 à 1973, c’est-à-dire de Tupelo Honey jusqu’à Veedon Fleece en passant par Saint Dominic’s Preview et Hard Nose The Highway dans une moindre mesure, Van s’abandonne à sa passion du tremplin vocal. Mais entrons dans le dur, comme il est coutume de dire.
Déjà sur Astral Weeks, le morceau, Van the Man se débat comme un beau diable. Il tient le rythme dans une sorte de transe. C’est un chanteur littéralement habité qui fait ici ses premiers pas, seul, comme livré à lui-même. Lui, l’exalté, n’a pas forcément besoin de vitesse et serait, pardonnez l’expression, une sorte de diesel. Prenez Madame George et son final tourbillonnant où le chanteur envoie ces vers quasi sous apnée : « Say goodbye to Madame George/And the loves to love to love the love/Say goodbye, goodbye, goodbye/Say goodbye goodbye, goodbye, goodbye to Madame George/Dry your eye for Madame George/Wonder why for Madame George/The love's to love, the love's to love, the love's to love/Say goodbye, goodbye. » La force de l’irlandais désormais installé à New York tient à sa foi inébranlable en lui-même – même s’il craignait plus que tout la scène – doublé d’un sens de la prise de risque qui l’amènent à bousculer ses habitudes. Ainsi, s’il alterne albums cérébraux et disques plus "pop", il choisit de ne pas se cantonner dans un registre. Ces chanssssssssooooonnnns s’apparentent à de longs tunnels où il s’engage après avoir pris une grande inspiration, retenant son souffle pour nous jeter à la figure couplets et refrains – quand il y en a – sans baisser d’un ton. L’exercice atteint son plus haut niveau sur Saint Dominic’s Preview qu’il enregistre comme Tupelo Honey au Wally Heider Studio à San Francisco. A ce propos, Saint Dominic qui donne son nom au Lp ne figure pas sur l’artwork du disque, contrairement à ce que l’on pourrait croire. C’est la Montgomery Chapel, à San Anselmo, qui prête à l’artiste son porche le temps d’une séance photo. Passons. L’album contient trois morceaux de bravoure, Listen To The Lion, Saint Dominic’s Preview et Almost Independence Day. Listen To The Lion navigue paisiblement sur un tempo alangui, presque chaloupé, enluminé comme une aurore san franciscaine par un doux vibraphone. Comme le rappelle Greil Marcus, « pendant onze minutes, il chante, psalmodie, gémit, pleure, supplie, crie, beugle, murmure ».Tout l’art de Van Morrison est résumé ici. Comme si ces variations vocales racontaient sans le dire, ce que nous écrivons ici, les espoirs, les souffrances, les doutes du coureur face à son entreprise herculéenne. Il va même jusqu’à rompre avec la langue anglaise pour parler en irlandais, ce qui fera dire à Marcus que le Lion EST Morrison. Bien que plus court, Saint Dominic's Preview épouse les codes du gospel mâtiné de country, et à ce moment précis, Marathon Van se transforme en Van l’évangéliste. Almost Independence Day se distingue par l’utilisation des moogs de Bernie Krause et de Mark Naftalin – !!! – qui soutiennent Van dans ses élans vocaux et qui maintiennent un niveau de tension permanente. Il ne faudrait pas passer sous silence les morceaux les plus courts comme Jackie Wilson Said (I'm In Heaven When You Smile), Gypsy ou Redwood Tree, tous excellents.
Sur Hard Nose The Highway, Autumn Song incarne moins l’exubérance des précédents titres même si Van Morrison s’y présente en crooner tendre, personnage tout aussi apte à se jouer du temps et à assurer une performance de haute volée. Sur Veedon Fleece, le morceau le plus long, You Don't Pull No Punches, But You Don't Push The River – quel titre ! – représente la quintessence de l’exercice de style que Morrison a fait sien depuis quelque temps. Pour le coup, la performance ne tiendrait pas sans la beauté de la mélodie, la délicatesse des arrangements qui voient au tout début la guitare de Van frissonner, portée par un piano inquiétant, des percussions bien choisies et une flûte virevoltante qui sera le pendant instrumental de la voix du maître. Dès le début, Van Morrison donne tout, et de manière insensée. C’est là précisément que la rock star se mue en poète total. À mesure que les minutes passent, on ressent la cruelle mais jouissive impression d’écouter un perpétuel couplet, privé de son refrain, une sorte d’incantation divine dont on souhaite que jamais elle ne se termine. On en viendrait même à prier, voire supplier Dieu en personne ! On ne glosera pas plus longtemps sur les autres morceaux, là aussi splendides (mention spéciale à Fair Play et Who Was That Masked Man).
Nous l’avons dit, écrit, théorisé, Van Morrison serait une sorte de chaman vocal, à l’aise dans l’extrême allongement du temps, n’ayant pas peur du vide, pouvant se lancer de l’Empire State Building de son imagination pour le seul goût du danger. Dans ces instants éternels, on pourrait comparer Van Morrison à un autre irlandais célèbre, James Joyce dont l’Ulysse serait une sorte de Listen To The Lion littéraire. Pensez, 730 pages ! Si vous avez du temps, pas tant de l’argent, isolez-vous du reste du monde, coupez-vous du bruit médiatique, de la fureur politique, abandonnez les rivages de la raison et embrassez les morceaux épiques de Marathon Van. Petite précision : pour cela, nul besoin d’entrainement ou de régime spécial. Retenez juste votre souffle.
Van Morrison, Saint Dominic’s Preview (Warner Bros)
https://www.youtube.com/watch?v=Kheu-2NkXrA
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