Alice Cooper, scare, not care

par Adehoum Arbane  le 10.09.2019  dans la catégorie C'était mieux avant

La Génération X aura vécu dans un monde plus incertain que le nôtre, pour ne pas dire plus dangereux. Imaginez l’ère post Manson ! Brett Easton Ellis en fait le récit dans le premier tiers de son essai, White. Le jeune Ellis comme la plupart des gosses de l’époque allait au cinéma sans être accompagné par un adulte, à pied de surcroit, et pour aller voir de ces films d’horreur qui faisaient les belles nuits de la pop culture alternative. Alors que de nos jours, il serait inconcevable de laisser nos enfants errer dans les solitudes urbaines qui sont le terrain de chasse des pires prédateurs. Quant aux programmes que nous leur "proposons", le plus petit personnage, fut-il animé, doit passer l’épreuve d’un cahier des charges draconien, sans pitié. Pour le dire autrement, nous vivons dans la société de la peur. Nous n’attachons plus de sacs aux poubelles du métro de peur qu’un taré n’y foute une bombe. Nous vivons dans la société de la peur parce que nous n’enseignons plus l’esthétique de la peur. Et pour cause, les Trissotins du politiquement correct, les apôtres de l’inclusion et de la bienveillance veillent !

Alors plutôt que d’enfermer nos enfants dans un cocon sécuritaire maquillé d’excuse affective, il est préférable de les buriner en glissant entre leurs mains innocentes un disque d’Alice Cooper. N’importe lequel ! Tout, donnez-leur tout. Bien évidemment, il s’agit d’opter pour la période la plus connue, parce qu’à cheval sur trois décennies. Des débuts cahin-caha du Alice Cooper Band en 1969 jusqu’en 1983 avec le bien nommé DaDa dont le glacis eighties convient parfaitement au propos glaçant. Revenons au groupe. Si Andrew Loog Oldham a été le père fondateur de la publicité contemporaine grâce à son slogan resté célèbre, « Laisseriez-vous votre fille sortir avec un Rolling Stone ? », le rusé producteur aurait pu décliner ce dernier avec le Alice Cooper Band. Pourtant, la genèse du groupe a tout du malentendu, du bricolage permanent. Sans refaire l’histoire, précisons d’abord qu’il surgit sans crier gare, comme un deus ex machina, dans une Amérique qui n’en est pas à son premier coup d’essai pop : il y aura eu avant le Summer of Love, le Monterey Pop Festival, l’aventure psychédélique – l’officielle et la confidentielle –, l’apothéose Woodstockienne et la descente aux enfers d’Altamont, l’éclosion d’une nouvelle scène plus rangée des bagnoles, les singer-songwriters et même l’explosion des super groupes parmi lesquels on compte CS&N&Y, le plus mythique à ce jour. À l’aube des seventies, l’Angleterre qui a déjà amorcé la vague Heavy, s’apprête à jeter sur les rivages américains la déferlante glam. Mais en 69, David n’est pas encore Bowie. Quant à Vincent Furnier, tout commence en vérité quelques années auparavant. Atteint d’une péritonite, Vincent est un adolescent malingre, mal dans sa peau. Les médecins ne donnent pas cher de celle-ci. Contre toute attente, il finit par guérir et s’installe dès lors avec sa famille à Phœnix. Préfigurant School’s Out, c’est à la Cortez High School qu’il fait la connaissance de Dennis Dunaway, Glen Buxton, Michael Bruce et Neal Smith. En 1964, ils forment un premier combo, les Earwigs (sous influence Beatles) qui devient l’année d’après les Spiders. Brrr.

1968. Les cinq garçons dans la tourmente des sixties décident de s’installer à Los Angeles. Le climat ensoleillé sied mieux à la santé encore chancelante du jeune chanteur. Ils sortent un single sous l’étiquette Nazz. Mais apprenant que Todd Rundgren leade un groupe du même nom, ils optent alors pour le sobriquet de Alice Cooper. La légende prétend que Furnier aurait appris, lors d’une séance de spiritisme, être la réincarnation d’une sorcière du XVIème siècle, Alice Cooper. Mais l’artiste a démenti depuis. Il livre une explication plus en accord avec notre propos : le nom lui évoquait une « charmante petite fille cachant une hachette derrière son dos ». Signé par Zappa sur son label Straight Bizarre, Alice Cooper sort un premier album en 69, Pretties For You, conspué par la critique et boudé par le public. Avec Easy Action en 1970, il livre une suite plus homogène qui définit les fondements de leur style. Albums après albums, la musique assume son décorum mussolinien, sous le haut patronage de Bob Ezrin (le sixième Alice à partir de Love It To Death). 

C’est dans ses premières années que cette bande de freaks pas vraiment sexy s’invente un look transgressif, queer avant l’heure, c’est-à-dire avant Ziggy Stardust. Maquillé jusqu’à l’extrême, Alice crée de toutes pièces ce personnage d’épouvantail rock au regard funèbre, au visage émacié et blafard, à l’ombre d’un Gothique pour le coup revisité et y compris sur scène ! Fort d’une théâtralité grand-guignolesque, il devient même un Vincent Price pop avec qui il collaborera sur son chef-d’œuvre, Welcome To My Nightmare. Entre 1971 et 1973, c’est la consécration. Tout ce que la jeunesse compte d’ados paumés se rue aux concerts du Alice Cooper Band, manière de s’encanailler à l’américaine (et à peu de frais). Et pour cause, on y voit des poules décapitées, un chanteur guillotiné etc. Un parfum de scandale, telle est la promesse publicitaire de Alice Cooper. 

Aujourd’hui, il est vital de faire redécouvrir aux générations qui arrivent le son, l’esprit et l’imaginaire dégoulinant de stupre de ce groupe qui préfigura les plus grands noms de la pop, Bowie nous l’avons maintes fois dit mais aussi le Michael Jackson de Thriller, sans parler de la vague Métal – et son pendant glam métal – qui lui doit tout. Laissez Dora l’exploratrice, Oui Oui et autres figures aseptisées d’une soi-disant culture prétendant vouloir le bien de nos enfants tout en distillant le mal. Préférez le mal à l’état pur qui fait du bien, et choisissez comme dans une boîte de chocolats quelques morceaux phares du Alice Cooper Band dont voici une liste resserrée. Sur Easy Action, passez directement à Lay Down And Die Goodbye et son intro aquatique, comme si notre monsieur loyal était en fait l’étrange créature du lac noir. Ce patchwork démoniaque s’avère une entrée en matière idéale, annonçant merveilleusement la suite. Avec Love It To Death paru en 1971 – premier gros succès –, on tient quelques perles lugubres. Black Juju d’abord, évoquant tout de go Cannibal Holocaust ou L’enfer des Zombies de Lucio Fulci, puis Ballad Of Dwight Fry, introduit par une voix de petite fille déclarant, des larmes dans yeux : « Mommy, where's daddy ? He's been gone for so long. Do you think he'll ever come home ? ». Vient ensuite Killer. Notons au passage que le groupe va de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, chacun repoussant les limites instaurées par le précédent. Parmi tous les classiques ressortent du lot Dead Babies – avec les pleurs du dit bébé – et la macabre sarabande psychédélique de Killer dont le final, ralenti au maximum, a tout de la marche funèbre menant droit à la potence (que l’on entrevoit sur le calendrier, à l’intérieur du vinyle). Un an après School’s Out, Billion Dollar Babies (1973) poursuit la veine pop de son devancier. Pourtant il est conseillé de faire écouter à vos enfants, afin de les terroriser davantage, I Love The Dead et le sournois Raped And Freezin' dont le propos, en dehors de son traitement jovial, annonce la couleur : violée et congelée. Nos amies féministes apprécieront. Bien entendu, c’est Welcome To My Nightmare qui possède le plus de charmes horrifiques : cela commence avec Devils Food et l’interlude récité par Vincent Price, sorte de professeur de faculté faisant par le menu détail la description des habitudes meurtrières de la Veuve Noire. The Black Widow qui lui embraye le pas remplit parfaitement son office. L’apothéose survient avec le vicieux Years Ago, en forme de comptine malsaine, suivi de Steven dont le thème principal rappelle celui du film Halloween. Alice Cooper y atteint le faîte de son art. 

Les albums suivants retrouveront des couleurs plus chatoyantes. On y découvre un Alice volontiers crooner. L’artiste débute les 80s vidé par les excès, l’alcool notamment, après d’infructueuses cures de désintoxication. En 1983, à l’occasion de l’album DaDa, il retrouve son vieil ami Bob Ezrin avec qu’il n’avait plus travaillé depuis six longues années. Sur ce disque bâtard et pourtant génial, il renoue avec l’horreur dont lui seul possède l’alchimique secret. Parmi les thèmes développés, se distingue Former Lee Warmer et son histoire de frère jumeau enfermé par un père fou. Comme à son habitude, l’aspect grandiose de la production contribue grandement à cette ambiance toute à la fois sombre, terrifiante et séduisante. Le disque s’achève sur le glauque Pass The Gun Around – fais passer l’arme, pas le joint – évocation radicale d’une Amérique fascinée par la violence et obsédée par son satané deuxième amendement. 

Pour tout vous dire, l’auteur de ces lignes, étant enfant, tremblait à chaque fois qu’il entendait le troisième acte du Freischütz de Weber, où l’on percevait dans la pénombre du microsillon le personnage méphitique de Samiel. De même, il ne pouvait résister à la tentation de regarder Temps X, ce programme de vulgarisation scientifique qui faisait la part belle au cinéma d’horreur. C’est fort logiquement qu’il en vint à Alice Cooper. Et à Brett Easton Ellis et son paroxystique American Psycho. Plus prosaïquement, il s’agit de dire que la discographie de Cooper tient plus de la thérapie que de l’intimidation, voire de la brimade théorisée. Cependant, il est permis d’émettre des doutes quant à l’avenir. Après l’interdiction de la fessée, va-t-on criminaliser Alice Cooper (et tant d’autres) ? La vraie peur est bel et bien là.

Alice Cooper (Warner Bros)

https://www.deezer.com/fr/playlist/6518238464

 

 

 

 

 


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