En ces heures sombres où pullulent trottinettes et autres gadgets connectés, où triomphe déjà le mirage du transhumanisme, la figure du hippie – cheveux longs, pantalons pattes d’eph – demeure l’objet de tous les sarcasmes contemporains. Ringard, sale, dadais. Le hippie, cet ancêtre du punk à chien qui s’ignorait. Et pourtant ce personnage injustement caricaturé connut son moment de gloire, cristallisé au nord de la Californie entre 1966 et 1967. Il ne faut pas s’arrêter aux fleurs dessinées sur le Magic Bus de Ken Kesey et des Merry Pranksters, encore moins sur les looks bigarrés des freaks qui convergent de tous les coins de l’Amérique vers une seule ville, une Mecque : San Francisco. C’est dans les clubs de la baie, les Matrix, Avallon, Fillmore etc que l’on se confronte à cette jeunesse éminemment rimbaldienne, bohème dit-on alors. Une jeunesse qui saisira la balle de la révolution culturelle au bond pour la jeter dans la face de l’establishment. Surtout, cette jeunesse parait moins stupide, paresseuse que les clichés le laissent – encore aujourd’hui – entendre.
Il suffit d’observer attentivement les quelques photos de The Great Society, groupe phare de la scène psychédélique de San Francisco, et de surcroit l’un des plus populaires. Autour de la fratrie Slick, Darby à la guitare et Jerry à la batterie, on trouve Grace Slick, épouse du second, au chant et parfois à l’orgue plus David Miner à la guitare rythmique. Que nous disent ces photos ? Que les membres du groupe tiennent plus des poètes beats que des hippies de carnaval. Élégamment vêtus, droits dans leurs Beatle boots, ils posent avec l’insolence d’une génération prête à renverser la table. Qu’on ne les prenne pas pour les dindons de la farce, ce qu’ils vont produire aura des répercussions au-delà de ce qu’ils pouvaient imaginer. Au passage, ils n’ont pas emprunté à Lyndon Johnson le nom de son célèbre programme de réformes sociales pour rien ! Côté musique, que dire ? D’abord que Great Society n’a pas vraiment connu de carrière discographique. Comme mentionné en préambule, le groupe concentre l’essentiel de son activité à jouer morceaux personnels et reprises judicieuses devant la jeunesse californienne, entre l’automne 65 et l’été 66. Malgré un unique single sorti sur le label Autumn Records (le déjà culte Somebody to Love couplé avec Free Advice) et produit par Sylvester Stewart – futur Sly Stone – suivi d’un contrat prometteur avec Columbia, le groupe splitte suite au départ de Grace qui rejoint l’Airplane. Qu’à cela ne tienne, le rapide succès du Jefferson Airplane nouvelle formule incite le staff de Columbia à sortir en 68 deux albums compilant les prestations live de leurs chansons au Matrix durant l’année 1966. Ce sont ces enregistrements que l’on retrouve sur le double album rétrospectif datant de 1971, Grace Slick and The Great Society – Collector’s Item From The San Francisco Scene. Plus qu’un disque, il s’agit d’un document passionnant, témoignage sonore du bouillonnement musical dont Great Society fut l’un des premiers ambassadeurs. On y trouve tout, déjà. Les entrelacs de guitare électrique, mélange d’influences hispanisantes et arabisantes, voire les deux ; songez à une musique qui ferait surgir de vos mémoires le palais de l’Alhambra et vous vous ferez une idée juste de l’esthétique du groupe. Le groupe s’appuie aussi sur l’orgue et quelques judicieuses interventions de flûte, hautbois et saxophone saupoudrées de percussions en suspens et autre tambourin fou, donnant à sa musique une couleur étrange mais séduisante. Quant aux chansons, disons-le sans ambages, elles sont bonnes, voire excellentes. Le premier set débute par Sally Go Round The Roses, classique de la folk. Entre les mains du groupe, le titre prend des allures inquiétantes, se tord comme un serpent sous l’effet d’un orgue en pointillés. C’est Grace Slick qui assure alors les partis de claviers. Au-delà de la beauté physique, hypnotique qu’elle dégage, son jeu se veut totalement révolutionnaire. Nature Boy de Eden Ahbez, premier de tous les hippies, constitue l’un des moments forts du disque au même titre que les compositions du trio Darby Slick, Grace Slick, David Miner. Il émane de ces titres un romantisme, une maturité rare pour une formation aussi jeune et qui plus est n’aura pas eu le temps de peaufiner son matériel en studio. Didn’t Think So, Darkly Smiling, Often As I May sont des ballades typiques du San Fransisco Sound, loin de l’imagerie véhiculée maladroitement par ces termes vaguement publicitaires d’Enfants Fleurs et autre Beautiful People. Nos jeunes musiciens empruntent à l’expression une toute autre dimension, « hip » pour « ouvrir les yeux » (hipi en wolof), hipster ou hype pour « branché ». Réécoutons Somebody To Love et White Rabbit premières versions. Disons-le, Great Society ont écrit les deux titres les plus emblématiques de la contre-culture et leur interprétation, pour maladroite qu’elle soit, possède déjà un pouvoir et une fascination réelle. N’oublions pas aussi Daydream Nightmare et Father lorgnant vers le jazz sans jamais quitter les rivages du rock, un rock ici violent s’agissant de Father. Enfin, il y a la voix de Grace. Le nom est joliment choisi, même s’il relève du hasard. Timbre et vibrato sont déjà là. Grace, grande prêtresse de l’acid-rock qui fut à Andromède ce que fut Jim Morrison à Alexandre Le Grand : des réincarnations pop.
1967. Surrealistic Pillow coule dans le marbre de la légende les deux grandes chansons de Darby Slick, chantées une fois n’est pas coutume par la vestale Grace. Mais le génie du Jefferson Airplane tient au fait qu’il existât un an avant son ère une première version matricielle : The Great Society donc. Quand bien même les deux formations à leurs prémices s’influencèrent l’une l’autre, le legs de la première, reste immense. Dix-sept immenses chansons, dont cinq reprises certes, mais quelles reprises ! La réforme psychédélique était lancée.
Grace Slick and The Great Society – Collector’s Item From The San Francisco Scene (Columbia)
https://www.youtube.com/watch?v=lKrlqRx-RVg
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