À une époque où il est de bon ton de dénoncer la déconnexion des élites, où certains n’aiment rien tant que de se réclamer du peuple, souvenons de ceux qui joignirent l’acte à la parole. 1964, les Kinks des frères Davies inventent une forme de proto-hard qui deviendra la matrice du son du futur, repris tel un flambeau électrique par toutes les formations anglaises de la seconde moitié des sixties : Cream, Gun, Yardbirds période Page, Led Zep etc. Las des modes, Ray Davies décide de tourner le dos au psychédélisme naissant. Il est l’inventeur d’une pop folklorique, entre vaudeville et chronique sociale. Dans cette révolution à l’envers, à rebours pour paraphraser Huysmans, Face To Face et Something Else peuvent être respectivement comparés à Rubber Soul et Revolver des Beatles. Et The Kinks Are The Village Green Preservation Society à Sgt. Pepper’s ?
The Kinks Are The Village Green Preservation Society puisqu’il est question de lui, représente dans la longue discographie des Kinks une sorte d’aboutissement, bien que les galettes suivantes, surtout Arthur et Lola, soient plus que recommandables. Ce n’est pas tant l’esthétique qui fait ici consensus bien que celle-ci demeure identifiable à plus d’un titre. On pourrait parler d’esprit et les quinze chansons que compte cet opus n’en manquent pas. Mais ce serait réducteur. Une ambition, oui, mais Ray Davies demeure un artiste trop modeste, du moins, peu enclin à briller, pour aspirer à produire quelque chose de grandiose. Il y a dans ce disque très beau une volonté de se rapprocher des gens. Dit comme ça, on croirait qu’il s’agit d’une banalité, voire d’une tautologie. Après tout, une œuvre une fois enregistrée, produite, fabriquée puis vendue a pour vocation à toucher le plus grand nombre, à se retrouver dans chaque foyer. Alors que les groupes concurrents expérimentaient de façon quasi artificielle, Davies a eu cette idée simple, folle, de raconter l’existence de la classe populaire. Plus cette dernière était ordinaire, plus les nouvelles chansons de Ray trouvaient une résonnance particulière. Ainsi, Davies s’est très vite imposé comme un portraitiste hors-pair – en plus d’être un fin mélodiste à la manière d’un Macca, en plus austère. C’est d’ailleurs un sport national. Lennon aussi aimait feuilleter la presse des faits divers pour y trouver l’inspiration. Ray Davies se distingue de ses pairs par son sens de la formule et sa faculté à observer son époque, et à la retranscrire avec une rare justesse.
Pour son nouvel album, il pousse la logique du dédain jusqu’au bout, préférant parler des habitants de la campagne plutôt de que des branchés de Londres –chose déjà faite dans nombre de ses chansons (Dedicated Follower Of Fashion, Dandy). Dans le morceau titre, il présente le groupe comme le représentant d’un club aux références surannées : la variété, Old Mother Riley, célèbre personnage du music-hall anglais, Miss Mopp alias Dorothy Summers etc. Aujourd’hui, on s’empresserait de qualifier une telle démarche de réactionnaire. Et pourtant, Davies persiste et signe… Ses plus belles compositions. Parmi elle, émergent Do You Remember Walter, Johnny Thunder, Sitting By The Riverside, Village Green, All Of My Friends Were There. Les paroles y atteignent un niveau que peu de songwriters ont effleuré. Sur Do You Remember Walter, Ray parle de l’amitié (perdue) en des mots si touchants qu’on ne peut s’empêcher de pleurer : « Walter, remember when the world was young and all the girls knew Walter's Name ?/Walter, isn't it a shame the way our little world has changed/Do you remember Walter playing cricket in the thunder and the rain ?/ Do you remember Walter smoking cigarettes behind your garden gate ?/Yes, Walter was my mate/But Walter, my old friend, where are you now ? » Visionnaire, il ira même jusqu’à dépeindre nos sociétés contemporaines, bien en peine avec ce sujet si inflammable de l’identité : « Yes, people often change/But memories of people can remain. » Impossible de les évoquer tout par le menu détail, de passer à la loupe de l’analyse le très beau texte de Village Green et pourtant : « I miss the village green/And all the simple people/I miss the village green/The church, the clock, the steeple/I miss the morning dew, fresh air and Sunday school. »
Bien sûr, The Kinks Are The Village Green Preservation Society possède des moments plus léger, nostalgique mais sans les teintes sépia de l’amertume d’autant que Ray Davies ne passe pas pour être un vieux bougon, un odieux rabat-joie. Ainsi, Picture Book, Animal Farm, People Take Pictures Of Each Other sonnent comme de véritables récréations. Seul manque à l’appel de la tracklist le single Days, sublime évocation des jours passés et de la vieillesse, jamais acrimonieuse. On dirait presque une prière, sans le décorum religieux, dépouillé de toute forme de bondieuserie. Les working class heroessavent remercier la providence de leur avoir accordé une vie bien remplie, simple mais belle. Dans une interview, Suggs, l’un des chanteurs de Madness, confessera avoir suivi le chemin ouvert par Ray Davies et The Village Green. Il suffit d’écouter The Rise and Fall mais aussi de regarder les clips du groupe. Derrière l’esprit potache, on voit bien que les musiciens ne sont jamais coupés de la base : ils ont conservé leur ancrage dans ce bon vieux quartier de Primrose Hill. Quelque temps après, c’est au tour de Blur de célébrer ces choses si évidentes qu’elles nous sont précieuses (Parklife). De la Prairie d’un village de campagne aux Parcs de Londres, il n’y a qu’un pas. Un tout petit pas. Mais un grand disque.
The Kinks Are The Village Green Preservation Society (Pye)
https://www.youtube.com/watch?v=Erhio9iZpSU
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