La fin justifie-t-elle les moyens ? Et la faim ? En 1969, le psychédélisme commence à s’éteindre sur les cendres d’Altamont. On connaît l’histoire, maintes fois rabâchée. Les anciens hippies drogués vont se reconvertir en gentils troubadours, errant avec leurs jolis accords et leurs histoires autocentrées dans les grasses collines de Laurel Canyon. Quelques formations continueront de porter le flambeau, les autres migreront vers un psyché hard de bon aloi (Dragonfly, Power of Zeus…). Il est en tout autrement de Hunger qui va coucher en cette année charnière un premier album en forme de déflagration sonore. Comme un ultime baroud d’honneur. Un testament.
Originaire de Portland, Hunger a pour premier nom, première incarnation, The Outcasts. Comme beaucoup de concurrents putatifs, le groupe écume les clubs locaux. Il se bâtit rapidement une réputation flatteuse, remportant même un tremplin où figurent tous les orchestres de la région. En bons provinciaux, conscients de leur potentiel mais aussi de leur faiblesse – occuper une scène décidément trop exigüe –, les musiciens migrent à Los Angeles. The Outcasts s’efface au profit de Hunger, nom plus rapide, plus sec, annonciateurs du répertoire à venir. Tel des Aznavour ricains, les musiciens de Hunger se retrouvent en haut de l’affiche, notamment celle du Whisky a Go-Go, enfin juste en dessous des Doors et de Steppenwolf. En 1968, Hunger entre en studio pour graver Strictly From Hunger. L’album sort en janvier 1969 et connaît un succès d’estime, profitant de diffusions radios qui lui permettent de bien se vendre. Même si l’album est réenregistré avec des musiciens additionnels, la version originelle s’impose d’elle-même. C’est un pur concentré de garage punk sauvage, dont l’écoute renvoie aux premiers âges du psychédélisme, en 1966. Si l’on fait abstraction de l’orgue hammond, omniprésent d’un bout à l’autre, Hunger pourrait largement sonner comme un groupe de Detroit, façon Stooges. Pour s’en convaincre, il suffit de s’y aventurer. Colors ouvre le bal, en deux minutes chrono. Lent dans ses premières secondes, le morceau explose très vite, ne laissant à l’auditeur pas le moindre répit. Avec son trémolo de guitare dans le lointain et sa ligne d’orgue acide, par moment dédoublée, Workshop tente une digression vers un psychédélisme plus éthéré. Pourtant, les voix trafiquées plongent très vite l’auditeur dans un climat étrange, si peu californien. Portland 69 renoue avec la vigueur dont le groupe semble coutumier. Construit sur une progression, cet instrumental donne carte blanche à la guitare énorme, vibrante, sertie par les riffs bluesy de l’orgue. Ce qui ne l’empêche pas de partir dans un solo d’anthologie dont on peut imaginer l’impact en concert. Tout de clavecin vêtu, avec ses très beaux chœurs, No Shame est une ballade typique, de celles que l’on aime, qui rassurent. Trying To Make The Best est la pièce de résistance de la face A qui sera rejouée dans une version rallongée en fin de face B. Un détail surprend pour un enregistrement de cette année, c’est la prise de son très « relâchée » pour ne pas dire sale sur l’ensemble des titres. On est loin du style léché de groupes comme Iron Butterfly. Loin de l’esthétique los angelienne. La suite du disque en témoigne et notamment sur les meilleurs morceaux – The Truth, Mind Machine dans une moindre mesure et sur She Let Him Continue. Chez Hunger, pas d’arrangements chamarrés mais des guitares tonitruantes et brouillonnes, une voix puissante et virile parachevant l’œuvre. Impression confirmée par la pochette qui, malgré les tenues vestimentaires des musiciens tout en jabot, les présentent dans un décor minéral de carrière défaite, comme dans un mauvais film de science-fiction aux ambiances de fin du monde. Même la typographie joue à fond la carte du sordide, avec ses giclures sanguinolentes, sorte de graffitis avant l’heure.
C’est peut-être là le cycle de la vie qui s’exprime au travers de la musique. Le retour aux sources d’un rock originel, vierge de toute incursion, de toute technique, sans falbalas. À l’état brut. Au fond, les punks comprendront la leçon quelques sept ans plus tard. Punk signifie « vaurien », « voyou » tout comme les Stooges signifiaient les larbins, les laquais. Des personnages de seconds rangs qui réussirent malgré tout à imposer leurs vues à l’establishment rock. On aura juste zappé les petites frappes de Hunger. Pourtant, ils avaient l’estomac dans les talons, furent-ils « bootsés ».
Hunger, Strictly From (Public! Records)
https://strictly-by-hunger.bandcamp.com/album/strictly-from-hunger
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