Quel autre genre que le blues pourrait bien imprudemment revendiquer une authenticité à l’os, sous peine d’être immédiatement retoqué ? Né au XIXe siècle dans le Delta, le blues fut longtemps la musique des esclaves noirs chantant leur espoir d’une vie meilleure – comprendre libre. Dans l’Amérique de la Grande Dépression, les bluesmen vont coucher sur partitions leurs multiples déboires et infortunes dont certaines deviendront célèbres. C’est le diable si un petit anglais, blanc de surcroit, arriverait à se faire passer pour un blueseux pur jus, lui qui n’aura pas vécu ne serait-ce que la plus petite seconde d’un siècle de souffrance. John Mayall y est pourtant parvenu. Et en quelques années seulement. Mayall fait partie des grandes figures de ce que l’on appellera le British Blues dont Alexis Korner était le « father ». Il débute sa foisonnante carrière en 1962 au sein du Blues Syndicate, rebaptisé l’année d’après Bluesbreakers. De 66 à 68, Mayall enchaîne les albums, enrôlant avec lui la crème des solistes dont le trio de tête Eric Clapton, Peter Green et Mick Taylor ! Après le sublime Bare Wires, le groupe se sépare, une partie s’en va mener l’aventure Colosseum.
À l’été 68, une question et une seule se pose pour Mayall. Comment retrouver le mojo des bluesmen américains et pondre à son tour une œuvre qui suinterait l’honnêteté ? Par ailleurs, Mayall a toujours caressé le rêve de s’installer aux États-Unis, et plus particulièrement en Californie. Il tient là son sujet ! Un album-carnet de route s’inspirant de ses bacchanales Los Angéliennes. Sans jamais tomber dans la caricature psychédélique chère à l’époque (et à la ville !), Mayall signe son album le plus introspectif, entre morceaux vifs, voire hard – l’intro vrombissante de Vacation – et vignettes quasi hypnotiques. Un bel équilibre que l’artiste arrive à maintenir jusqu’au bout grâce notamment au mixage final qui entremêle chaque nouveau morceau au précédent comme le suggère d’ailleurs l’étonnante pochette dont les photos, signées Steve LaVere, accentuent cette impression décrite par Morrison (autre citoyen de L.A.) : « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »À l’intérieur, d’autres clichés présentent Mayall tel un indien en vadrouille devant son feu de camp, à demi-nu dans le soleil couchant. C’est tout l’imaginaire hippie qui est ici repris, amplifié, iconographie qui n’est pas sans rappeler celle de Mu, groupe culte du non moins culte Merrell Fankhauser. Même sensation languide à l’écoute des douze chansons de Blues from Laurel Canyon. Ce qui ne les empêche pas de décliner les fondamentaux du style Mayall, entre blues et jazz, tout en swing comme en témoigne Walking On The Sunset, sur la première face ou le merveilleux Miss James, en troisième position de la face B. Chez Mayall, l’hammond se veut rutilant, cool, comme une invitation à se déhancher dans on ne sait quel twist assourdissant. Miss James s’achève dans un halo de mélancolie et ouvre superbement le très religieux First Time Alone, longue jam de cinq minutes, comme un écho du désert mais aussi des verdoyantes collines de Laurel Canyon qui bordent la Cité des Anges. Avec Laurel Canyon Home, et Medecine Man, First Time Alone déroule le tapis d’un mysticisme pas si béat que cela, tant Mayall cherche dans cette terre californienne (et dans ce disque) une sorte d’illumination. Au-delà des rencontres que l’artiste anglais fera – Zappa, Bob « The Bear » Hite de Canned Heat, Catherine James, célèbre groupie et sosie non officielle de Nico à qui Miss James est dédiée –, c’est bien un voyage intérieur dont il est question. Au moyen de la musique mais aussi des mots, fussent-ils simples. Une réflexion spirituelle sous la forme d’un cycle, ouroboros qu’on repasserait en boucle – le propre d’un œuvre enregistrée. Si l’album s’ouvrait sur Vacation, il se termine fort logiquement sur Fly Tomorrow, symbole d’un retour imminent en Angleterre (« Fly Tomorrow, living back home is gonna be strange »). Pour combien de temps ?
Car la magie de L.A. a fait son œuvre. Mayall y reviendra s’installer. Côté musique, là encore, les vibrations américaines donneront à son blues un tournant plus aérien encore. Turning Point, voilà titre tout trouvé tant la musique de Mayall, entièrement acoustique, bien qu’enregistrée live au Fillmore East, s’y écoule comme le doux sifflement du serpent à sonnette des canyons nichés un peu plus haut, au nord de la ville. So Hard To Share, California et Thoughts About Roxanne sont aux avant-postes de cette nouvelle esthétique – si éloignée du British Blues des débuts – et pour laquelle Mayall éprouve une vraie tendresse. Signe des temps, il laissera à ses pieds tel un vieux manteau usé le patronyme anglophile des Bluesbreakers. Désormais, John Mayall pose avec son chapeau de pionnier du grand ouest (comme sur la pochette de Empty Rooms). Dire que tout a commencé en novembre 1968 par des vacances…
John Mayall, Blues from Laurel Canyon (DECCA)
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