Prenez une rivière impétueuse. Obstruez-la de grosses pierres, voire édifiez un barrage. Avec le temps, les flots bouillonnants vont s’accumuler en d’épais blocs liquides, menaçant de fissurer puis de rompre le béton. Enfin, sans rien dire, quand personne ne s’y attend, libérez la rivière. Qui jaillira alors puissante, joyeuse, vivante, exaltée, inexorable. Malgré son surnom de Quiet Beatles, George Harrison, est cette rivière folle qui fut trop longtemps contrainte. Il faut bien dire qu’il en avait sous le pied, comme on dit vulgairement. Cependant, il dut composer avec le duo Lennon/McCartney aux personnalités aussi écrasantes que ne l’était leur talent, le pauvre Ringo, lui, n’était pas vraiment un obstacle sur le chemin de George Harrison. Prodigue en écriture, il amassa dès lors un trésor de guerre même si celle-ci était quasi perdue d’avance.
1970. Let It Be sonne la fin de la recrée. Chacun vaque à ses nouvelles occupations de singer-songwriter en solo. Harrison avait d’ailleurs été le premier à sortir des disques sous son nom, mais trop expérimentaux pour émerger. C’est donc au tour de Macca d’ouvrir le bal le 17 avril 1970, avec McCartney (l’album aux groseilles). Le 11 décembre, Lennon sort son premier opus, accompagné du Plastic Ono Band. Hasard du calendrier mais s’il ne déroge pas à une triste habitude, George Harrison est coincé entre les deux. All Things Mus Pass arrive dans les bacs le 30 novembre 1970. Dans le wagon de chansons qu’il tire derrière lui, il y a de quoi remplir plusieurs albums, stratégie qui aurait fait briller son étoile pendant de longues et belles années. Dire que George Harrison aura été brimé par ses deux camarades serait exagéré, cependant, nombreuses sont les compositions présentes dans ce premier album qui furent écrites entre 1966 et 1969, toutes proposées au groupe mais finalement rejetées. Comme I’d Have You Anytime, co-écrite avec Dylan en 68. Ou encore la première mouture de Isn’t it A Pity dont l’origine remonte à 1966, elle aussi boudée, le titre ne portant que trop bien son nom. Ne parlons même pas de Let It Down qui aurait dû, après approbation collégiale, finir sur Let It Be. On ne comprend que trop bien la frustration de Harrison. Pourquoi attendre encore lui qui a déjà rongé son frein ? Pourquoi penser carrière au long terme alors qu’il pourrait tout donner, comme ça, dans une sorte de geste héroïque et généreux dont cette figure apaisée, discrète est malgré tout coutumier ? Quand il ne fut tout bonnement l’inventeur des grands concerts caritatifs, Harrison se diversifia en finançant les films de ses copains Monty Phyton. Pour l’heure, George Harrison s’attèle à la tâche d’un plantureux triple album qu’il faudrait amputer de sa troisième galette, consacrée aux jams, sport national en ce début de seventies dont son pote Eric Clapton fut, pour notre malheur, l’un des premiers zélateurs. Réduit à deux disques, le résultat est terrassant. On l’a dit, les chansons sont là, qui attendaient d’être gravées. Le travail fera le reste. À première vue, si l’on ose dire, Harrison est à l’aise dans tous les registres, rock, pop mais c’est dans les ballades qu’il exprime la quintessence de son art. Au rayon des titres énervés, Wah-Wah, What Is Life ou encore Art Of Dying défendent très bien leur ligne. Côté tubes, l’auditeur n’est pas en reste. My Sweet Lord a fait le tour du monde pour les raisons qu’on connait – son message universel. Notons au passage que son introduction a inspiré les Dandy Warhols pour Godless. C’est bien là la mission d’un classique. Qu’il opte pour la pop à grande émotion, divinement orchestrée, comme sur Isn’t It A Pity ou pour un format plus immédiat comme sur What Is Life, George se révèle le brillant mélodiste qu’il a toujours été. Peut-être même avions-nous sous-estimé cette qualité si évidente sur les morceaux les plus contemplatifs, les plus intérieurs. Discret, le musicien anglais était surtout mystique, passionné par l’Hindouisme dont il importa tous les codes dans la musique populaire. Il fut à ce titre, le premier sur Revolver, avec l’Incredible String Band. Ce besoin de spiritualité se ressent sur les meilleures chansons de l’album. If Not For You tout comme le solaire Let It Down qui commence pourtant en fanfare. Que dire de Run Of The Mill, Beware of Darkness, Ballad Of Sir Frankie Crisp (Let It Roll), All Things Must Pass, Isn't It A Pity (Version Two) ? Que ce sont des joyaux purs taillés dans la pierre la plus brute. Harrison les avait polis depuis quelque temps. Signalons pour finir le très Dylanien Apple Scruffs (en hommage aux fans hardcore des Beatles) et le lennonesque Art Of Dying. Et nous en aurons fini avec ce disque vers lequel on revient toujours. En fidèle pénitent, en fanatique absolu.
Il serait injuste de passer sous silence Phil Spector qui apporta sa patine à All Things Must Pass comme il le fit sur Imagine de Lennon. Détail singulier : malgré les tics du célèbre producteur – le fameux et indigeste Wall Of Sounds –, les deux disques ne sonnent pas à l’identique. Comme si Harrison et Lennon avaient su dépasser leur démiurge, le reléguant presque à une place anecdotique. Ce que l’on retient ici c’est l’extrême sensibilité de l’artiste, sa voix presque chevrotante, les guitares telles de belles alanguies, la slide qui donnerait à l’ensemble des allures de grand disque américain, mais aussi et surtout le George Harrison de Something et qui reste, contre toute attente, pour beaucoup de fans des Fab leur Beatles préféré. Avec ce disque, George Harrison règne en maître. George, notre doux Seigneur !
George Harrison, All Things Must Pass (Apple)
https://www.youtube.com/watch?v=cIRpddmy84U
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