Dark Side Of The Moon, c’est avant tout l’histoire d’un album qui s’égara très vite dans les landes de l’oubli. Enregistré en 1972 par un groupe alors en quête de reconnaissance, sans doute désireux d’en faire un succès planétaire, ce qui est légitime s’agissant d’une œuvre pop, celle-ci ne connut pas fortune et gloire, et son groupe, le mal nommé Medecine Head, ne put accomplir son destin. Cet album de heavy rock, fort dispensable, fit malgré tout vaciller ce géant qu’était déjà Pink Floyd, placé sur l’inexorable trajectoire du succès qui devait l’arracher à la confidentialité de ses années "étudiantes". Alors que le quatuor commençait à graver son chef-d’œuvre, l’annonce de la sortie d’un album du même nom les força à rebaptiser leur Lp Eclipse, en référence au morceau final. Mais la déveine de Medecine Head – si seulement ils s’étaient appelé Machine Head, encore auraient-ils pu espérer le meilleur – confortera Pink Floyd dans son premier choix : son huitième album studio s’appellera bien Dark Side Of The Moon.
La malédiction lunaire éclipsée, revenons sur l’une des œuvres les plus importantes des seventies, si l’on considère son rayonnement artistique, sa place indétrônable dans les charts pendant des années et le nombre de disques écoulé. Ce ne sont pas sur ces seuls critères, quoique fort respectables, qu’il faut s’appesantir. Dark Side comme on a coutume de l’appeler dans les cercles initiés est une œuvre de son temps, du nôtre, un album profondément houellebecquien. Sur la forme la similitude est frappante, entre le flot ininterrompu, élégant et mouvant de l’écrivain français et les morceaux entremêlés de l’album, dont la magie à peine rompue par le changement de face – pour ceux qui en seraient au format vinyle – perdure, induisant au passage une délicieuse méprise, celle de croire que le disque n’est qu’une seule et même chanson. La variation des tempos faisant passer l’auditeur d’une douce léthargie à un réveil émotionnel plus brutal maintient dans l’illusion d’une proximité intellectuelle, philosophique entre Michel Houellebecq – l’écrivain, l’homme du rythme, des chapitres à géométrie variable, entre déchaînement des passions et moments de trouble quiétude – et les quatre musiciens anglais. Le fond ensuite, si indissociable de la forme. Comme esquissé plus haut, les chansons parlent de sujets passionnant écrivains et lecteurs depuis la nuit des temps. Détail à noter, Dark Side est l’album qui impose Roger Waters comme unique parolier du groupe. Le bassiste taiseux, pour ne pas dire taciturne dans la plus pure geste houellebecquienne y épanche ses doutes, sa vision radicale de la société comme dans Money dont les paroles aiguisées comme des coups de poignard –New car, caviar, four star dayream/Think I’ll buy me a football team– redondent parfaitement avec le cliquetis exaspérant du tiroir-caisse. L’album s’ouvre sur Speak To Me/Breathe dont la majestueuse lenteur, typique de l’art du Floyd, s’accommode bien d’une réflexion sur les pressions de la vie (de musicien). Puis On The Run démarre dans un glissement irrésistible. Ici, le son remplace le texte. Les existences gaspillées trouvent un écho – !!! – dans Time. Morceau très rock recelant cette phrase incroyable qu’aurait pu écrire Michel : « Hanging on in quiet desperation is the English way » que l’on pourrait traduire par « Attendre dans un doux désespoir, à l’anglaise ». La face A s’achève, si l’on puit dire, sur The Great Gig in the Sky poignante et subtile évocation de la mort. Encore une fois, Si Waters demeure ce musicien torturé, comme en témoignera quelques années plus tard le plantureux projet The Wall, l’accompagnement musical trouvé comme ça, sur son piano, par le regretté Richard Wright s’impose comme un sommet serein, sinon joyeux. À la manière d’un Houellebecq qu’on aurait tort de taxer de dépressif, persiste dans ce morceau une forme de mélancolie délicate, jamais larmoyante, baudelairienne (Houellebecq fut poète avant d’être écrivain). La chanteuse Clare Torry à qui l’on demanda d’improviser sur la musique, enregistrée au préalable et dont la première prise fut la bonne, met littéralement le thème sur orbite. Retournons le disque comme on tourne une page. De l’autre côté donc, Money – nous l’avons déjà évoqué – puis la sublime suite Us and Them-Any Colour You Like-Brain Damage et Eclipse. Brain Damage n’est pas seulement une allusion à la folie des temps dont notre écrivain a fait sa toute première cible, mais une chanson évoquant de manière discrète mais réelle du génie perdu, Syd Barrett. La face cachée de la lune – The lunatic is on the grass–, c’est lui, Roger « Syd » Barrett qui laissa dans l’affaire un peu plus que les plumes du songwriting.
Il faut réécouter Dark Side Of The Moon, pas seulement pour le plaisir. Pas uniquement pour l’Histoire – de la pop s’entend. Il faut le réécouter pour son étrange modernité, la façon dont il renvoie à notre morne époque mais avec une splendeur formelle qui en fait un disque de Pink Floyd, pas de Lou Reed ou de Leonard Cohen. Houellebecq est capable des mêmes moments de lumière au milieu de pages plus sombres, chez lui, ce soleil s’appelle poésie, humour, amour (qui se traduit parfois, souvent par sexe cru), tendresse (teintée il est vrai de cruauté). Comme Waters. Il faut aussi entendre la furieuse novation de ce disque qui préfigurait tout et notamment les musiques électroniques et fonctionnelles de l’ère techno avec son On The Run prophétique, hypnotique et dansant. Une rave partie avant l’heure, car conçue comme une parenthèse dans un disque fondamentalement pop. Avec une pléiade de classiques en quelques quarante-trois petites minutes glissant entre nos doigts. Comme autant de particules élémentaires.
Pink Floyd, Dark Side Of The Moon (EMI)
https://www.youtube.com/watch?v=BbeavlJEYrk
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