Phénomène bien connu, la vampirisation compte à ce jour tant de victimes qu’on ne s’attardera pas à en dresser l’interminable liste. Qui plus est lorsque l’on resserre son domaine étendu à celui de la pop music, et de son corollaire : l’album. Et Pink Floyd en a un certain nombre à son actif. Parmi les quinze disques de sa discographie, des œuvres comme Ummagumma et Atom Heart Mother entretiennent le malentendu tout autant que More, pour ne citer qu’elles. On a tôt fait de remiser les chansons courtes que le groupe a pu écrire, au profit des grandes épopées spatiales (studio ou live) qui ont été de tous temps la marque de fabrique, l’identité du groupe. Mais revenons à Atom Heart Mother. L’album à la vache – N’est-ce pas Michel Houellebecq ! –, un Lp sans titre à la manière de Led Zeppelin IV qui sortira l’année d’après.
Le disque commence dans une aurore fragile. C’est le très brièvement titré If qui résonne parfaitement – est-ce intentionnel ? – avec la voix à peine susurrée de Roger Waters. L’orgue puis la guitare se glissent dans l’embrasure du morceau, de façon toute aussi discrète. Une tonalité qui tranche avec le Floyd que nous connaissions jadis, inquiétant, impérial, superbement psychédélique. Comme semble l’indiquer la pochette si bucolique, on navigue dans le pastoral, à la lisière du folk qui en cette année 1970 a les faveurs du public. If serait le prolongement, plus complexe qu’il n’y parait, d’un autre morceau frère composé par Water, Grantchester Meadows (sur Ummagumma). Summer '68 débute dans une clarté matinale, les couleurs renvoient directement à la meilleure pop anglaise. Tout s’y assemble à merveille, avec goût, le piano en introduction, les chœurs pimpants, les guitares acoustiques même si l’orage orchestral, tonnant, menace de tout disloquer. La deuxième fois qu’il éclate, le morceau comme pour le conjurer, se met à ralentir étrangement pour se désagréger dans le tamis d’un instant – a moment in timedisent les anglais. Puis, l’orage revient. Et le morceau, signé Wright, de finir en grande pompe. Il s’agit à n’en point douter du premier chef-d’œuvre de l’album. C’est au tour de Gilmour de nous régaler avec un morceau que beaucoup ont considéré à l’époque (et encore maintenant) comme pataud. Fat Old Sun semble mal partir ainsi nommé. Ce bon gros soleil – ou bon vieux soleil, ce qui changerait quelque peu la donne – conviendrait bien à un album des Kinks ou à un poème de Baudelaire. Indolent, rêveur, il semble s’appesantir ici-bas avant de décoller, par l’entremise d’un solo de guitare qui l’arrache alors à l’inertie du sommeil. Impression étonnante lorsque l’on prend conscience que Gilmour vient de transformer une anodine et inoffensive ballade en hymne pour stade de plein-air. En chanson post-Woodstock. Le deuxième chef-d’œuvre aurait pu relever du malentendu total. À première vue ou à la première écoute, Alan's Psychedelic Breakfast a tous les stigmates du morceau de fin de face. « Il manque dix minutes », semble hurler de sa cabine le producteur au groupe déjà parti ailleurs. Et pourtant, cette étude en trois parties sur le thème du petit-déjeuner d’Alan – non pas le Alan Parsons ingénieur du son et producteur mais Alan Styles, le roadie du groupe – a toutes les raisons de séduire les auditeurs les plus rétifs. Le premier segment, Rise and Shine, commence comme une comptine un brin agaçante, avec son improbable duo orgue-piano. Sur Sunny Side Up, on perçoit d’abord le son d’un homme versant des céréales dans un bol de lait. On l’entend manger de façon fort peu élégante, multipliant les bruits de bouche alors que le croustillant des céréales se mêlent aux craquements du vinyle, vieux de quelques décennies. Le thème musical, lui, est tout simplement splendide. Pour paraphraser Devos, on avait presque oublié qu’on pouvait faire aussi beau avec trois fois rien (quelques arpèges de guitare). Puis le fameux Alan cuisine un œuf sur le plat cuit. Tout cela est parfaitement audible. Et on a faim. Morning Glory porte si bien son nom qui termine ces dix minutes avec une fierté, le cœur gonflé par le piano, basse et batterie et cette guitare fuzz, talonnée par l’orgue Hammond. Une réussite d’autant plus remarquable que le morceau bénéficie des dernières techniques d’enregistrement quadriphonique.
Ah, et pour ceux qui le souhaiteraient, vous pouvez toujours vous intéresser à la face B qui passa inaperçue pour d’obscures raisons car il s’agit d’une pièce épique, entièrement instrumentale dans laquelle le groupe convie – et c’est une première – un orchestre symphonique. Ron Geesin a écrit les arrangements de cordes et de vents en collaboration avec le Floyd pour un résultat volontairement grandiose et qui dépasse de loin les standards de l’époque (23’32’’). On doit aussi à Geesin l’idée du titre, piqué dans un journal et faisant référence à un pacemaker à l’énergie nucléaire ! On dit même que Stanley Kubrick demanda l’autorisation au groupe d’utiliser le morceau pour Orange Mécanique, qui le lui refusa ne sachant quelle partie le célèbre et maniaque réalisateur allait extraire. Mais le cœur de Atom Heart Mother est bien ailleurs.
Pink Floyd, Atom Heart Mother (EMI)
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