S’il est bien un genre musical où l’on ne s’embarrasse pas de sottes controverses à la sauce contemporaine, c’est bien le jazz. Musique de tous les brassages, le jazz a trouvé sur le continent européen sa deuxième terre natale. Loin des accusations imbéciles de réappropriation, il a vu naître ici de nombreux talents. Le label munichois ECM, présent dans tous les esprits, se pose comme fer de lance d’une nouvelle génération de musiciens. Suédois, danois, polonais, norvégiens, finlandais, c’est du nord que tout part. Mais c’est oublier le rôle crucial que joueront les scènes anglaises – Keith Tippett, Ian Carr au sein de Nucleus, Soft Machine bien sûr et bien d’autres – et françaises. Là aussi, on ne compte pas les talents. Parmi eux, avec Louis Sclavis, on trouve Henri Texier, géant – dans tous les sens du terme – à barbe dont la présence autant que le musique se sont imposées dans le paysage jazz français des quarante dernières années.
C’est dire si ce soir-là, malgré les lieux modestes – une salle de proche banlieue, à Vincennes tout de même – et le public plutôt âgé, l’homme était attendu. Fort modestement, le contrebassiste aguerri par tant d’année de voyages – musicaux notamment – entre sur scène sous un tonnerre d’applaudissements, accompagné du Sand Quintet soit, en plus du patron, Sébastien Texier au saxophone alto et à la clarinette, Vincent Lê Quang au ténor et au soprano, François Corneloup au baryton et Gautier Garrigue derrière les fûts. Notons que le groupe diffère légèrement du quintet studio qui enregistra le dernier album de Texier, Sand Woman(Manu Codja à la guitare). Mais ce soir, la formule à trois saxophones prime. Sans doute s’avère-t-elle plus adaptée à la scène, aussi petite soit-elle. Elle confère aux morceaux joués, un pouvoir et une puissance incontestables. Et au-delà du souffle à proprement parler, comme l’a fort justement mentionné Vincent Bessières, qui présentait le quintet. À ce propos, on ne peut s’empêcher de penser au trio Nick Evans, Lyn Dobson et Jimmy Hastings complétant le line-up de Soft Machine sur le premier morceau live de Third. Mais une fois de plus, comparaison n’est pas raison. Le magnétisme des trois cuivres tient à deux aspects. Premièrement, les qualités propres à chaque musicien. Leur maîtrise technique mais surtout le fait que chacun apparaît involontairement comme le prolongement physique de son instrument. Ainsi on appréciera la stature féline de Sébastien Texier. Quant à François Corneloup, celui-ci semble faire bloc avec les sons qu’il propulse de son baryton. Mais c’est Vincent Lê Quang qui s’affirme par l’aspect diaphane de son jeu mais aussi de sa fragile beauté. Il semble être né pour incarner la dimension méditative et réfléchie des thèmes très profonds composés par le maître. La deuxième surprise tient à une certaine théâtralité, une manière de se partager la tâche, de servir l’un quand l’autre entame son chorus, de bouger sur scène, de façon étudiée mais toujours respectueuse. Comme le feraient des mimes ou des danseurs. Dans cette distribution des rôles, très visuelle donc, Texier père se tient presque en retrait. Oh bien, sûr il joue sa partition, se lance dans des soli élastiques, splendides s’agissant d’un instrument aussi âpre, en apparence, que la contrebasse. La vraie révélation de ce concert, c’est Gautier Garrigue dont la jeunesse insolente et le look de musicien pop donnent à quintet une fraîcheur inhabituelle dans le monde si policé du jazz. Mais ne vous y fiez pas, le jeune homme s’avère un redoutable batteur, au jeu puissant, élégant et inventif, explorant de manière très originale toutes les possibilités d’un instrument dont on croyait connaître les limites. Nous nous serons trompés. Les morceaux enfin. Texier a choisi pour cette soirée un répertoire oscillant entre passé et présent. Se détachent des thèmes comme Sand Woman, Hungry Man, Indianset le très beau final de Quand tout s’arrête.
Pour en revenir au propos liminaire, Henri Texier raconte depuis 1976 son histoire du jazz. Un jazz européen bien sûr mais pas que. Il a puisé son inspiration dans ses nombreux voyages en Afrique, en Asie, en Amériques du Nord et du Sud, donnant à entendre un jazz blanc mais totalement ouvert. Chez lui, la réflexion n’est jamais loin. Disons-le, Texier pourrait être qualifié de jazzman engagé. Il s’agit plutôt d’une forme sophistiquée de méditation à qui la musique vient donner corps d’autant que l’aspect instrumental du genre nous épargne le commentaire parfois naïf, voire balourd, des chanteurs « politiques ». Les là-bas résume à merveille sa philosophie : un jazz d’ici, c’est certain, mais plus encore d’ailleurs. Un jazz des sphères, un jazz des lointains.
Henri Texier, Sand Woman (Label Bleu)
https://www.deezer.com/en/album/54311942
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