Dans le concert des Nations on meurt, instruments en berne. C’est un fait, l’Histoire s’efface lentement sous le boutoir progressiste. La conception d’un passé – et de son héritage – comme un arrière-plan vers lequel le regard se porterait irrésistiblement et honteusement, et non pas comme un point d’ancrage à partir duquel on bâtit une aventure, un destin commun, semble avoir accéléré ce processus tristement délétère. On l’a dit, répété, il ne peut y avoir de futur sans passé, pas tant pour comprendre les erreurs produites, mais bien parce que dans une course il existe forcément un départ et, éventuellement, une arrivée. Les fossoyeurs modernes semblent l’avoir oublié qui tentent de tuer dans l’œuf ce que les citoyens portent dans leur âme, leur cœur, leur chair. Leur singularité, leur identité. On aurait tort d’assimiler cela à une tentative – tentation ? – de repli. Il existe nombre d’exemples d’enrichissement, de réenchantement voire de fondation par le biais de l’héritage, et plus particulièrement dans le domaine si vaste de la musique.
Il faut chercher dans la vitalité de la scène de Canterbury des agrégats anciens, des traces d’un passé enfoui et qui, lorsqu’on prend soin de les exhumer, se révèlent édifiants. Ce que l’on appelle – pardonnez-moi le jeu de mots s’agissant de Canterbury – un cas d’école. Si le psychédélisme anglais puise son inspiration dans les comptines que les nurses murmuraient aux enfants afin de les endormir – les enveloppant au passage dans un voile de cauchemars –, la principale influence des groupes de Canterbury, plus que le jazz et l’avant-garde, prend source dans les chants anglicans. La musique de messe, donc. Certes, Soft Machine et Caravan, les deux formations matricielles, ont fait de l’orgue l’instrument central de leur dispositif musical, et avec la fuzz box ont ainsi créé un son, une personnalité, une identité. Paradoxalement, pas de parallèle entre l’orgue hammond, souvent dévolu au gospel, et les grandes orgues des cathédrales comme celle de Canterbury. Ce n’est pas ici, dans cet exemple, bien qu’il soit indubitablement indissociable du style de ces groupes, que l’on peut voir une parenté, une lignée… Lâchons le mot qui fâche, une hérédité. C’est dans les morceaux en eux-mêmes, dans l’écriture qu’il faut interpréter cette notion. Des musiciens comme Richard Sinclair, bassiste et chanteur de Caravan, puis de Hatfield & The North, avaient, dans leur prime jeunesse, officié comme enfants de chœur. Ils chantaient dans les chorales religieuses des psaumes chargés d’une émotion fort littérale et tout à la fois aérienne que l’on retrouve en trame dans les meilleures chansons canterburiennes. And I Wish I Were Stoned, Don't Worry, With An Ear To The Ground You Can Make It ou encore Winter Wine chez Caravan, Fol De Rol, Didn't Matter Anyway chez Hatfield témoignent d’une grande profondeur spirituelle qui doit certes autant au timbre grave et onctueux de Richard qu’aux mélodies divines que le gamin devait entonner jadis. Comparaison n’est pas raison mais prenez le psaume 130, Out Of The Deep Have I Called, vous n’y trouverez pas des motifs comparables, plutôt des indices, d’infimes inflexions mélodiques semblables aux couplets et refrains de Caravan, pour ne citer qu’eux. D’un univers conventionnel, voire austère, ils ont tiré une musique profondément originale, tout à la fois splendide et moderne.
La modernité. Elle ne tient pas qu’à cette particularité. Car qu’on fait les groupes de l’école de Canterbury de cet héritage singulièrement antique si ce n’est une musique au son résolument enraciné dans leur présent (bien que celui-ci représente pour nous le passé de la pop). Il est utile de préciser au passage à quel point des albums comme In The Land Of Grey and Pink, Hatfield And The North ou Matching Mole's Little Red Record, The Rotter’s Club ont conservé de leur fraîcheur mélodique, pour rester, exister aujourd’hui de manière totalement actuelle. Il a bien sûr dans cette intemporalité le mariage entre la simplicité de la pop et l’exigence du jazz, mais cela va plus loin. Comme nous l’avons évoqué, à l’image de Van De Graaf Generator, les Soft et Caravan ont relégué les guitares à la seconde place, on les retrouve parfois chez Hatfield, Matching Mole et National Health et à ce titre, Phil Miller s’est imposé comme un soliste inspiré, au jeu fluide. Des claviers donc mais peu de synthés, de mellotron – même si Caravan en utilisera – mais cet orgue Vox Continental que l’on retrouve jusque chez Egg et des pluies de Fender Rhodes, de Hohner Pianet. Angleterre oblige. L’humour aussi, cette idée que l’avant-garde doit toujours avoir comme contrepoint une forme de dérision – toute britannique – qui donnera à la musique sa légèreté. Enfin ne sous-estimons pas le travail des voix, considérées comme un instrument parmi tant d’autres. Souvent, chez les groupes underground ou psychédéliques, celles-ci font défaut. Pas chez Soft Machine – le timbre de muezzin jazz de Robert Wyatt –, ni chez Caravan qui se paye le luxe de proposer deux excellents chanteurs – Pye Hastings en clone de Wyatt et Richard Sinclair –, encore moins chez National Health – avec un John Greaves en crooner ombrageux – ou chez Egg à qui Mont Campbell va conférer une aura réelle. Mais l’expérience la plus enthousiasmante, la plus synthétique du mouvement, la rencontre parfaite entre tous ces musiciens exceptionnels s’incarne dans le super groupe Hatfield & The North qui réunit des membres des groupes précédemment cités. L’aspect collégial qui imprègne leur démarche artistique retrouve la logique des chorales de leur enfance. Chaque musicien s’apparente à une pièce de l’édifice sans qui ce dernier s’effondrerait. Leurs deux albums sont d’égales qualités mais le premier éponyme témoigne d’une limpidité, d’une audace, d’une beauté formelle que peu de formations progressives, jazz ou même pop, peuvent revendiquer à l’époque. Peut-être Todd Rundgren ? Mais Hatfield ne fait jamais dans l’emphase, la surabondance, tout y est d’un goût exquis y compris les longues plages comme Son Of "There's No Place Like Homerton", Shaving Is Boring ou Mumphs. Ne jamais se prendre au sérieux tout en travaillant sérieusement écriture et arrangement, rester exigeant et exiger de s’en écarter pour mieux batifoler, voilà l’élixir de jouvence qui a mué la production canterburienne en panthéon éternel. Dans lequel il est bon de se replonger régulièrement afin de ragaillardir notre vision de la pop-music.
https://www.youtube.com/watch?v=qD9_xpcIqSg
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