Avec le retour en force de l’Histoire, la célébration du passé est devenue un enjeu civilisationnel. C’est aussi un sujet à manier, pardonnez l’expression, avec la délicatesse la plus extrême. Car derrière cette tentation du passé – et le désir de renouer avec un âge d’or – se cache un des problèmes existentiels qui étreint le plus le cœur des musiciens contemporains : produire une musique de leur temps. Moderne. Actuelle. Neuve. Pour ne pas dire novatrice. À première vue – enfin, à la première écoute –, Calibro 35 semble ne pas s’embarrasser de ces considérations. La formation italienne explore ainsi depuis dix ans une musique hautement référencée. Pensez, les musiciens kiffent Ennio Morricone et bien d’autres pointures des sixties comme vous le découvrirez quelques lignes plus bas. Mais en attendant, restez un peu ici…
Si l’on se dispensera de faire l’inventaire détaillé de sa discographie, évitant ainsi l’exégèse et l’analyse, on se focalisera cependant sur son dernier né, le bien nommé Decade. Car c’est lui et lui seul qui renferme le secret de son éternelle jeunesse (d’esprit). En écoutant cette Décennie, deux preuves de la modernité de Calibro 35 se font jour. La première, nous la connaissons, elle représente le crédo du groupe depuis le début : délivrer une musique intégralement instrumentale. Nous l’avons dit, le leader Tommaso Colliva et ses musiciens Massimo Martellotta, Enrico Gabrielli, Luca Cavina et Fabio Rondanini sont des dingues de musiques de films, surtout celles des polars des seventies et des Giallos – genre à part dans tous les sens du terme – qui ont permis naguère aux anciens de bâtir leur légende ; parmi eux, Gobelin. Sans tout dévoiler, ce que cette interview s’évertuera à faire, ce choix-là, la musique sans paroles donc, permet d’inscrire Calibro 35 dans une atemporalité formelle et stylistique. Mieux – et c’est le deuxième point –, en assumant des compositions à la lisière du jazz, nos esthètes échappent à tout forme de vieillissement. Aucune ride dans les onze titres que compte leur nouvel album même s’ils font preuve d’un certain classicisme. Mais dans le jazz, le classicisme ne signifie pas pour autant passéisme ou pire, ringardise. Même les jazzmen les plus chevronnés dans le progressisme musical – Kamasi Washington – ne s’interdisent pas de sonner comme le ferait un Wayne Shorter période Juju ou comme un Herbie Hancock sur Fat Albert Rotunda. La raison tient au fait que le jazz ne se laisse pas corrompre par ce genre de compromission pas plus qu’il ne cède aux babillages mondains ou aux polémiques stériles. Calibro 35, dans sa grande sagesse, a décidé de suivre cette voie. On les en remerciera. Et en live ?
Si vous avez la chance de les voir passer non loin de chez vous, n’hésitez pas ! Ils sont formidables sur scène comme sur disque. En somme, la face B de leur incommensurable talent. Mais rangeons un peu la pommade. Parlons peu mais bien : si le défi était de retranscrire des morceaux extrêmement écrits et d’y ajouter la sève de l’improvisation propre au jazz, le contrat fut rempli. L’énergie et la sophistication des quatre musiciens laissent pantois. Martellotta et Gabrielli sont les sphinx du groupe, Rondanini derrière les fûts et Cavina à la basse sont la pyramide. La stabilité que ces derniers maintiennent jusqu’aux bouts permet aux deux solistes de s’oublier dans de longs développements, malgré tout parfaitement millimétrés. C’est là leur talent. Créer l’illusion que tout est spontané – l’essence du concert – alors qu’ils demeurent perpétuellement dans la maîtrise. Et quel bonheur de voir Enrico Gabrielli tenir d’une main son sax ou sa flûte tout en assurant de l’autre les parties de claviers, le regard fixé sur l’assistance, parfois perdu dans on ne sait quel trip musical. Magique ! Après le set, un peu exténué, il faut retrouver Tommaso Colliva, le créateur du projet Calibro 35.
Shebam : Calibro Trentacinque, êtes-vous contre le marché américain des armes ?
Tommaso Colliva : Bien sûr que nous le sommes ! Énormément ! En vérité, il y a eu une grande discussion parmi nous lorsque nous avons dû choisir un nom de groupe. Parce que nous n’aimions pas la référence aux armes, même si nous y faisions malgré tout allusion. C’est pour ça que l’on a rajouté le 35, comme le 35 millimètre, qui est un clin d’œil au cinéma. C’est là que les armes devraient rester !
Shebam : Parlons sérieusement, pouvons-nous appeler votre musique "Giallo Funk" ou détestez-vous les catégories ?
Tommaso Colliva : Eh bien les catégories sont utiles pour mieux comprendre la musique. En vérité, on préférait l’appellation "Crime Funk" qui est un peu plus à la frontière. Giallo c’est juste un homicide. Alors que Crime Funk, je pense que ça nous définit un peu mieux : c’est plus sombre que le Giallo.
Shebam : Quand j’écoute votre musique, je pense à un dessinateur italien, Angelo Di Marco. Y-a-t-il un lien ?
Tommaso Colliva : Pas directement avec lui mais il y a un lien avec une esthétique plus large. Par exemple, récemment, j’ai découvert un dessinateur de bande-dessinée des années 70 que je ne connaissais pas avant et que j’adore maintenant. C’est vraiment sans fin parce que dans les années 60-70, cette production-là était à ses débuts. C’était foisonnant, on ne pouvait pas tout embrasser !
Shebam : Êtes-vous des geeks ? Avec vos anciens instruments et vos vieilles références old school ?
Tommaso Colliva : Non, nous sommes des passionnés, pas des nerds. Bien avant de monter le groupe Calibro, nous avons toujours utilisé les instruments vintages. Par exemple, aucun de nous n’est collectionneur. Quand nous utilisons ces instruments, nous allons plus loin que la réaction classique "Oh mon dieu, c’est magnifique, c’est vintage". Nous nous demandons ce que l’on va pouvoir faire avec. C’est ça notre challenge. Nous les prenons tous et nous essayons de comprendre leur utilisation pour les ramener ensuite à la vie ; ce à quoi ils sont destinés, faire de la musique. Pour nous c’est tellement plus important que de les conserver et les contempler. Peu importe l’instrument, qu’il soit rare ou pas, s’il a bon son, nous allons l’utiliser.
Shebam : Pour être franc, est-ce que Calibro 35 est le nouveau David Axelrod ? Dites m’en plus à propos de vos idoles ?
Tommaso Colliva : David Axelrod est une grande inspiration pour moi en particulier, il est incroyable ! Il est en même temps complexe et accessible. Ce n’est pas une musique nécessitant une culture ou une sensibilité particulière : c’est quelque chose qui touche tout le monde. De mon point de vue, je trouve que c’est une grande perte pour tous les styles musicaux (Tommaso évoque la mort d’Axelrod en 2017 – NDLR).C’est pourquoi on adore les bandes-son car elles communiquent des sentiments, sans que l’on ait besoin d’ailleurs d’y accorder de l’attention. La plupart du temps la musique est une suggestion subliminale. Par exemple, tu écoutes une musique triste et tu te dis « Oh je devrais me sentir triste ». Et tout d’un coup tu le deviens. Mais revenons aux idoles ! Je pense qu’avec les années, nous avons partagé beaucoup d’idoles différentes comme David Axelrod et Ennio Morricone. Mon panthéon personnel serait Lesiman et Tony Allen, qui est ces derniers temps une de nos grands idoles afro ! On reste à jour car on continue d’apprendre sans cesse.
Shebam : Malheureusement, l’Italie possède une scène musicale inconnue. Néanmoins les italiens adorent les groupes de rock progressifs européens, vous avez de grands talents et des groupes cultes comme Lucio Battisti, Franco Battiato, Il Balletto di Bronzo et vous ! Êtes-vous des messagers d’un Âge d’or ?
Tommaso Colliva : Nous essayons d’apprendre de l’Âge d’or. Ce que nous entreprenons de faire, c’est vraiment de ne pas laisser vivre les clichés. J’écouterais davantage Anima Latina (de Lucio Battisti – NDLR)ou un autre grand disque, plutôt qu’un nouveau « Anima Latina ». Nous voulons comprendre comment ces albums ont été écrits pour continuer sur cette lancée.
Shebam : Pour vous, était-ce mieux avant ? Ou pour poser la question différemment : plutôt rock progressif ou progressiste ?
Tommaso Colliva : Progressiste, je pense. Parce que tu peux adapté ce crédo à un grand nombre de styles de musiques différents. C’est pourquoi l’Italian Music Library est si bonne. C’était la consigne pour les musiciens d’être vraiment créatifs et de maintenir ce flot continu. C’est à cette période que tu retrouves un mélange incroyable – alt-jazz, avant-garde, rock, musique orchestrale comme Morricone – à l’intérieur même de la Library Music. Donc c’est définitivement plus progressiste.
Shebam : La réponse ne fuitera pas. Vous pouvez me dire : quel musicien ne vous a jamais influencé ?
Tommaso Colliva : Oh, c’est très étrange de répondre à cette question, quand elle est posée dans ce sens, en parlant de plus au nom de Calibro. Parce que nous avons tous un passé totalement différent les uns des autres. Si tu me poses la question à moi uniquement, je ne suis pas un gars très « rock ». Par exemple je suis incapable de te dire si Led Zeppelin m’a influencé, et c’est pareil pour les autres groupes de rock même si je les aime bien et que je les ai étudiés. En fait je peux dire ceci : la New Wave ne m’a pas influencée. J’ai essayé, j’ai fait des gros efforts mais ça ne résonne pas en moi.
Shebam : Votre musique est uniquement instrumentale, donc sans chanteur. Pourquoi ?
Tommaso Colliva : On a commencé comme ça, à cause du coté bande-son. Mais par la suite, nous avons vu que grâce à elle, on pouvait voyager sans aucun problème de langage. Nous avons donc décidé de garder ça tel quel. C’est pourquoi le premier album a un « son » chanté et tous les autres albums ne l’ont pas. Pour faire simple, on aime bien l’idée de composer avec des paroles et un chanteur, mais ce n’est pas notre truc.
Shebam : L’écriture d’une chanson se fait-elle de manière individuelle ou collective ? Le dernier à répondre est un fan de Phil Collins !
(La blague ne marche pas car Tommaso est le seul interviewé de la bande)
Tommaso Colliva : Tout d’abord, ça change tout le temps. Pour le dernier album, nous avions beaucoup de parties très différentes. Nous ne pouvions donc pas l’écrire collectivement. C’est donc une compilation de sons qui ont été écrits individuellement. De manière plus générale, on essaye d’équilibrer les choses. La musique concentrée sur un seul compositeur, créerait un manque de variétés et ce, au détriment de la singularité que tous les autres musiciens – et personnalités – pourraient apporter.
Shebam : Est-ce que chacun d’entre vous joue de plusieurs instruments ? est-ce que vous faites tourner les instruments entre vous, comme un joint ?
Tommaso Colliva : Je pense que nous sommes vraiment chanceux, car nous avons une section rythmique des plus solides avec Fabio et Lucas qui sont très talentueux. Puis deux musiciens totalement fous, Enrico et Massimo, qui peuvent jouer de presque tout, enfin tout ce qui leur passe entre les mains. Derrière mon clavier, je suis tout le temps en train de les poursuivre en me demandant ce qu’ils font ! Et c’est génial ! On aime cette manière de travailler, ça te garde éveillé et frais !
Shebam : Traditori di Tutti est plus rock que Decade, qui est lui beaucoup plus sophistiqué et ‘’baroque’’. Êtes-vous aujourd’hui le Fellini de la pop musique Italienne ?
Tommaso Colliva : (rires) C’est bizarre, je ne me positionne pas dans la musique italienne. Nous venons de jouer notre plus gros concert de l’année, le 1ermai à Rome. Nous étions le seul groupe totalement instrumental et de surcroit en prime time, juste avant Fatboy Slim ! C’est génial, la position que l’on donne à notre musique et à la musique italienne en général. On aime être dynamiques et ouverts à toutes sortes de musiques, et ne pas juste se concentrer sur un seul style en particulier. Decade par exemple est beaucoup plus complexe que les albums précédents mais je n’ai aucune idée de comment sera le prochain album. Mais je sais qu’il sera vraiment différent !
Shebam : Ce nouvel Lp semble difficile à jouer en live (à cause de la dimension orchestrale), mais votre capacité à le faire est remarquable. Pour vous, l’expérience est tout aussi importante que l’expérience du live non ?
Tommaso Colliva : En tant que groupe, l’expérience en studio est la première des priorités. Nous adorons ça. En effet, lorsque nous avons commencé, nous avons été d’emblée inspirés par de la musique qui n’était pas « live ». Nous n’avons pas été inspirés par le rock’n’roll, mais encore une fois par les bandes-son qui ont toujours été enregistrées, non pas jouées en direct. Cependant, ce processus nécessite de gros arrangements et c’est vraiment nouveau pour Calibro ! En Italie nous faisons les tournées avec dix musiciens. Mais celle-ci, nous la faisons à quatre ! C’est génial !
Shebam : Calibro 35 a 10 ans. Decade est la fin d’un âge ou le commencement d’une nouvelle ère ? Quelle direction allez-vous suivre pour votre prochain projet ?
Tommaso Colliva :Je n’en ai aucune idée mais Decade est appelé comme ça exactement pour ce que tu as dit. Ce n’est en aucun cas la fin d’une ère mais son résumé, une sorte de checkpoint.
Shebam : Je suis sûr que vous connaissez la question "Quel disque emporteriez-vous avec vous sur une île déserte ?" Classique. Voici la mienne : Quelle île déserte emporteriez-vous sur un disque ?
Tommaso Colliva :Ok, hummmmm… l’île d’Iguazu parce que Piero Umiliani (Contemporain de Morricone– NDLR)qui a fait The Sound Library, en a fait un morceau.
Shebam : Changeons la règle : posez-moi une question.
Tommaso Colliva : Qu’est-ce que tu n’aimes pas chez Calibro ?
Shebam : Question très difficile. Sincèrement, un ami m’a fait découvrir votre musique il y a peu. Et Decade est le premier album que j’ai écouté. Il est mon favori à ce jour pour toutes ces petites choses jazzy, la richesse des influences, les orchestrations à la David Axelrod justement. Quand j’étais jeune, j’aimais le rock, Deep Purple, MC5. Avec le temps – j’ai quarante-trois ans – je préfère une musique plus sophistiquée, plus léchée comme la Sunshine Pop, Ennio Morricone bien sûr. Et Decade est ainsi la réponse parfaite à cette aspiration. Voilà. Merci !
Tommaso Colliva : Non, merci beaucoup à toi, pour être venu et avoir attendu (L’interview devait se faire avant le set).
Il est presque minuit quand concert et interview sont terminés. Dans la nuit orangée résonne encore le bourdon des rêves passés : des rêves de cinéma transalpin baigné dans le jazz et le rock et la pop, tout un maelstrom ultra référentiel que vous devez vivre, sinon découvrir. Si Calibro 35 s’avère menaçant c’est plus par la force de sa musique et le braquage que ses musiciens devraient légitimement opérer sur la scène pop mainstream. Côté succès, on aimerait tant qu’ils prennent perpète.
Calibro 35, Decade (Record Kicks)
Traduit de l'anglais par l'immense Soufiane Kechai.
Commentaires
Il n'y pas de commentaires