Dire que John Coltrane a révolutionné le jazz sonne déjà comme le pire des poncifs tant son travail fut fécond. Si l’on s’arrête au seul genre, le legs est immense. Si l’on accepte d’en dépasser les frontières, tel un chorus, le champ des possibles devient infini. On citera en préambule, par logique et par respect, le cas de Magma et donc de Vander qui rendit hommage à son maître éternel en donnant à sa formation acoustique le nom d’un des morceaux de Trane, Offering. Si l’on en reste à la discographie magmaïenne, les deux premiers albums explorent les terres ouvertes par Coltrane à partir de Giant Steps, la fin du Bebop selon Vander, jusqu’à Ascension. La jungle de Africa Brass n’est pas sans rappeler celle plus inquiétante de Kobaïa. On peut dire que la quête de spiritualité, chère à Coltrane, va guider non seulement le jeune Vander – profondément remué par Love Supreme – mais une autre génération de musiciens pop. C’est dans l’aventure psychédélique que l’œuvre de Coltrane va constituer un véritable creuset. Les rockeurs de l’époque désirent plus que tout élargir le carcan de la pop song de trois minutes, enrichissant leurs morceaux de longs développements. Symboliquement d’ailleurs, la mort de Coltrane à l’été 67 refermera un cycle d’évolution jazz pour en ouvrir un autre. Il y a les influences assumées comme les Doors qui, au moment de jouer ce qui deviendra Light My Fire dans sa version longue, veulent des soli (orgue et guitare) à la manière de My Favorite Things. Même influence pour les Byrds lorsqu’ils jouent Eight Miles High. McGuinn évoquera l’influence des disques Africa/Brass et Impressions, notamment du thème India. La découverte simultanée de Coltrane – mais aussi de Ravi Shankar – avait été vécu comme un pied dans la porte d’un nouvel univers musical plus libre qui donnerait naissance au psychédélisme. Et puis il y a les non-dits, ces morceaux dont les traces coltraniennes sont plus diffuses. Comment ne pas penser au célèbre saxophoniste en écoutant le East-West du Paul Butterfield Blues Band. Olé déjà avait préempté les entrelacs hispanisants qu’adopterait la nouvelle génération des groupes d’acid-rock. Même constat pour les deux témoignages discographiques, enregistrés live, de Great Society, première formation de Grace et Darby Slick. Sally Go Round The Roses, White Rabbit, Father nous ramènent à John, sans doute grâce au saxophone de Peter van Gelder – !!! –, soliste sous l’emprise de Trane ! Dans une moindre mesure, on pourrait citer Linn County, formation de rhythm'n'bluestirant vers le psyché (Lower Lemons, Moon Food et Cave Song) et Fusion, groupe portant fort bien son nom (le final de Erebus). Au-delà des gimmicks, c’est d’abord la question de la philosophie qui est posée entre la musique de Coltrane – qui aura ses propres ramifications dans le jazz avec notamment Alice Coltrane, Yusef Lateef… – et le psychédélisme embryonnaire. Sans même y avoir été, John Coltrane n’a jamais caché sa fascination pour l’Afrique et l’Inde. Même démarche pour les groupes californiens qui emprunteront les arabesques indiennes du sitar pour les transposer aux techniques guitaristiques. Il faut remonter à l’époque des orientalistes pour observer pareille inspiration, à quel point elle fut porteuse de vitalité et de splendeurs – au-delà des clichés que notre époque contemporaine serait capable de fustiger. Pour en revenir à Yusef Lateef, on lui doit le morceau hommage Brother John dont la version live, jouée à Tokyo en 1963 avec le sextet de Cannonball Adderley, marquera les esprits tant elle est annonciatrice des expérimentations futures.
Le cycle s’achève avec la sortie de l’album oublié Both Directions at Once, gravé le 6 mars 1963. Cet enregistrement capital s’inscrit bien sûr dans la période clé où Coltrane donne à son jeu un temps d’avance. On y retrouve le classique Impressions – dans une version écourtée – qu’on aura le bonheur d’écouter sur l’album live du même nom, le très décontracté Vilia figurant sur la setlist du concert au Birdland. Le titre Untitled Original 11386 est en soi une invitation à découvrir ce que Coltrane va initier à partir de Crescent. Étonnement, le titre le plus emblématique de l’album s’avère la reprise de Nature Boy, composée par le premier hippie de l’ère pop, Eden Ahbez, et qui sera réinterprété par quantité de formations psychédéliques dont The Great Society, précédemment cité. La version la plus notoire, on la doit au groupe Gandalf qui lui conféra une dimension rêveuse et mélancolique. Si l’introduction à la guitare et à l’orgue s’avère mémorable, la voix mixée en arrière, quasi nébuleuse, et l’explosif solo de fuzz achèveront les plus sceptiques. Optant en grande partie pour des reprises – à l’exception des fantastiques Can You Travel in the Dark Alone et I Watch the Moon –, le groupe n’a pas son pareil pour les transcender. On pourrait ainsi passer des heures et des heures à lancer des passerelles entre les époques et les genres, à gloser interminablement sur tel son, tel emprunt. Au fond, seul le plaisir de l’écoute compte, surtout quand on a affaire à un album "perdu". Et dites-vous bien la chose suivante : un Trane peut en cacher un autre.
John Coltrane, Both Directions At Once (The Lost Album) (Impulse!)
https://www.youtube.com/watch?v=erlJD3Qo50c
The Great Society :
https://www.youtube.com/watch?v=8LPDCdtjkx0
Linn County :
https://www.youtube.com/watch?v=9KC81L9kq2g
Fusion :
https://www.youtube.com/watch?v=i5M5Pfir35M
Gandalf :
https://www.youtube.com/watch?v=78aLi00SHC8
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