Le rock a toujours revêtu une dimension rimbaldienne. Un tropisme poétique que Jim Morrison préempta largement dans la symbolique avec Bob Dylan, encore qu’on pût rattacher ce dernier à la folk. Plus rares sont les poètes qui s’essayèrent à la pop. L’Histoire aura bien évidemment retenu Leonard Cohen. Celle-ci remisa honteusement dans les tiroirs de sa mémoire sélective The Serpent Power, bien plus intéressant cependant. Disons-le tout net, The Serpent Power coche toutes les cases du cahier des charges de la parfaite formation psychédélique underground. D’extraction san franciscaine, elle possède, à l’instar du Jefferson Airplane, un duo de chanteur homme-femme. Guitare acide et orgue farfisa complètent sa panoplie, et leur unique album sait manier tous les registres – rock nerveux, ballades planantes, morceau épopée – mais va plus loin, puisqu’il les transcende au-delà de toute espérance. La double singularité du Pouvoir du Serpent tient, et on l’a déjà précisé, au parcours de son leader, le poète David Meltzer. On lui doit tous les textes mais aussi, et chose plus rare, la musique. S’il excelle dans la poésie beat – il faut se plonger dans ses recueils édités chez City Light Books dont When I Was A Poet, célébré par Laurence Ferlinghetti –, David Meltzer possède d’autres talents d’écriture musicale. C’est avec une infinie délicatesse qu’il a su trouver les mots – en premier – ou les notes qui font tout le charme de chansons aussi prenantes que Gently, Gently, Flying Away, Nobody Blues, Up and Down et Forget pour ne citer qu’elles. Jamais le poète ne tombe dans le cliché baba, dans la bohème à deux sous. Le romantisme suranné de ses textes se marie parfaitement à la grande beauté des mélodies, et inversement. Il faut préciser que Tina Meltzer est bien plus qu’une simple épouse. Sa voix, ample et majestueuse, donne aux chansons une douceur californienne et dont les évocations suggèrent autant les histoires passionnelles typiques de la vie dans le Haight-Ashbury des premiers âges hippies que les brumes enveloppant doucement les arceaux du Golden Gate Bridge. Donnant ainsi à ce premier album une aura autre, quelque chose de supplémentaire, un joli regain d’âme. Musicalement, les musiciens savent également jouer des codes ou du moins les brouiller pour servir cette formidable inspiration. À la fois rock et folk, puisant parfois dans les racines du blues, la musique de Serpent Power évoque autant Country Joe & The Fish que The Peanut Butter Conspiracy ou encore The Mamas & The Papas dans une version plus adulte. Bien sûr, l’orgue aigrelet plonge cette musique originale dans le grand bouillon de l’acid-rock, mais la batterie judicieusement contrastée de Clark Coolidge – lui aussi poète !!! – fait souvent des merveilles, propulsant suavement des titres comme Gently, Gently ou Forget dans une autre dimension. Ce qui distingue le groupe de ses potentiels concurrents – et c’est peu dire qu’en 1967 les formations ambitieuses sont légion – se trouve à la toute fin du disque, dans les treize minutes et quinze secondes de Endless Tunnel qui est un peu le The End de Serpent Power. Endless Tunnel ce pourrait être dans la symbolique le long tunnel, cependant provisoire, du trip et, celui éternel du retour d’acide. Car il faut bien dire que l’ambiance qui se dégage de cette longue incantation confirme cette hypothèse. David Meltzer y déploie non seulement son talent d’évocation littéraire – Oh, Mister Conductor tell me where are we going ? – mais aussi une interprétation rappelant parfois un Dr. John, en plus théâtral encore. Au-delà et sans mauvais jeu de mots, l’extrême dilatation du morceau permet à chaque instrument de divaguer dans cet éther sur rails. L’orgue d’abord, puis – et c’est là toute l’étrangeté de la chanson – le banjo électrifié façon Dylan de J.P. Pickens, camarade de James Gurley et de Peter Albin (Big Brother & The Holding Company). Tout à la fois folk mais fondamentalement psychédélique, sa contribution confère à ce Tunnel sans Fin une saveur bien particulière, un parfum de folie droguée qu’avait d’ailleurs largement esquissé le drolatique Dope Again. À la fin du chorus, David Meltzer ou Denny Ellis – difficile de savoir – tisse l’un de ses soli bien dans l’esprit du moment, oriental à souhait. Mais son côté syncopé, sans doute dû à un manque de technique – et là, on penche pour Meltzer côté interprétation –, nous emmène au bord du précipice d’un esprit paralysé dans les sables mouvants du LSD. Dans les dernières minutes, David Meltzer se lance dans une improvisation et questionne, non sans humour, l’ingénieur son en personne sur l’imminente fin du voyage. Autant de détail qui nous font dire que Endless Tunnel dépasse – et pas seulement par sa longueur – son frère angelinos The End. Bien sûr, il faut découvrir ce disque emblématique, si ce n’est incontournable pour comprendre ou envisager ce que devait être le San Francisco des années 67-68. Bien évidemment, il faut l’écouter de bout en bout, ne pas éliminer un morceau comme Sky Baby ou Don't You Listen To Her, placé en ouverture. Tout est bon, voire très bon et même grandiose dans cet unique Lp qui n’aura pas connu de suite, si ce n’est une tentative du couple en solo avec un matériel plus traditionnel. Enfin, il faut aussi se plonger dans la scène alternative san franciscaine : Morning Glory, The Maze, The Neighb'rhood Childr', Fifty Foot Hose, Kak, The Chocolate Watchband, The Great Society, Moby Grape… Autant de formations vibrant à l’unisson du Serpent !
The Serpent Power, s/t (Vanguard)
https://www.youtube.com/watch?v=OYkcgDIkIMQ
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