Le monde viticole se divise en deux catégories : les bordelais qui produisent avec une certaine classe un vin de notaire, provincial et bourgeois en diable, et le reste de la filière qui avance à grands pas vers le futur des grands crus. Ce schisme gustatif pourrait très bien se transposer à l’univers de la pop, notamment celle des sixties. Alors qu’en 1966, les Beatles emmenaient, princiers, toute une génération sur les routes de la révolution musicale, certains décidèrent de rester en quelque sorte sur le bas-côté. Ainsi, Procol Harum donna, tout au long d’une très décente carrière, dans un néo-classicisme de bon aloi, avec une recette relativement éprouvée : le songwriting compétent de Gary Brooker, l’orgue de messe de Matthew Fisher – l’homme jouait souvent en robe de bure – et la guitare électrique aux accents hendrixiens du jeune Robin Trower. À l’orée du troisième album, dans un souci de renouvellement, le groupe osa la transgression tranquille, soit enluminer ses chansons de cordes. La formule ne brillait guère par son originalité, Procol Harum réussit cependant à l’adapter à son propre style, sans jamais le dénaturer ni l’alourdir – ce qui était souvent le cas, on se souvient du concert philarmonique de Deep Purple. A Salty Dog, puisqu’il s’agit de lui, malgré son titre maritime – littéralement un vieux loup de mer– surprend l’auditeur qui l’accostera. Dix chansons pas plus, une durée raisonnable au regard du précédent opus avec sa suite de plus de dix-huit minutes, un blues un seul, certes dispensable (Juicy John Pink), et le reste, auréolé de grâce. Procol Harum verse donc dans une pop bordelaise, parfois empruntée, délicatement snob et sans renversement de table, celle de la loi pop. Malgré tout le charme opère, les chansons non dénuées de souffle, une fois libérées, aérées, prennent une certaine ampleur comme le morceau titre, judicieusement placé en introduction. La voix puissante et majestueuse de Brooker, son piano sobre mais disert contribue à l’impact paisible de la chanson. Formidable que ce groupe qui a dès lors accepté de vieillir, de faire place à la jeunesse, à la concurrence donc. Si Shine on Brightly était une tentative de modernité, de concession à l’air du temps traversé d’orages psychédéliques, A Salty Dog s’annonce comme un retour en arrière d’une très grande élégance, maîtrisé, et même varié. Pensez ! On passe donc de la symphonie résumée en quatre minutes et quelques à la pop vibrionnante de The Milk Of Human Kindness. Sans crier gare, le groupe décide de faire fondre les cœurs en honorant une vieille tradition anglaise, la comptine du soir, celle que l’on murmure à l’oreille de son héritier. Et l’exercice, sur Too Much Between Us, de se transformer en réussite absolue. The Devil Came From Kansas, c’est un peu la carte blanche laissée à Trower pour lui permettre d’exprimer sa fibre américaine, ou plutôt Stonienne sur le solo. Boredom incarne la promesse des alizés, une invitation au voyage que n’aurait pas reniée l’un de nos plus illustres poètes. Composée par Fisher, Wreck Of The Hesperus se veut le pendant stylistique de A Salty Dog, orchestré avec goût dans les rouleaux de piano et l’écume des cordes. Comme s’il se refusait d’évoluer, de progresser malgré le titre trompeur du titre final, Procol Harum se cantonne à ce qu’il sait faire, et il le fait d’autant mieux que dans un geste héroïque, il tente de reproduire le son qui avait fait sa gloire. Celui de son premier essai de 1967, A Whiter Shade of Pale. L’impression s’avère saisissante, frappante même sur All This And More – grand frère de Something Following Me – et le doucereux Pilgrim's Progress et son orgue hammond rond en bouche. Crucifiction Lane diffère cependant qui épouse les codes du blues – cela ne trompe personne, elle est signée Robin Trower – et que son guitariste d’auteur chante d’un timbre éminemment viril. Pour un résultat qui détonne en comparaison du velours vocal d’un Gary Brooker, capitaine ayant passé la barre du navire à son second. Il ne faudrait pas omettre de citer, pas tant Keith Reid, parolier et poète officiel du groupe, ou encore le bassiste Dave Knights. Procol Harum ne serait rien sans son batteur B.J. Wilson. Son jeu souple et racé confère aux chansons une élasticité parfaite, un swing incomparable. Dieu sait que le terme est connoté, arrimé à tout un imaginaire adulte, voire antédiluvien, comme si le groupe s’acceptait comme les doyens d’une scène qui a déjà disparu et dont les autres ambassadeurs s’appellent – ô ironie – les Moody Blues. Le morne blues, pléonasme ultime. Procol Harum, lui, a emprunté son patronyme à un chat, de ceux qui se prélassaient sur les genoux des vieilles dames, assises devant un bon vieux feu de cheminée. Comme si la matrice même du groupe avait intégré et assumé sans le savoir sa désuétude prochaine. Quarante-trois ans après, A Salty Dog ne s’est pas éventé, il possède encore tout son éclat, quoique légèrement ambré, et s’appréciera dans le temps. À l’image des plus grands crus bourgeois.
Procol Harum, A Salty Dog (Regal Zonophone)
https://www.youtube.com/watch?v=Q6BzNEZxbiw
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