Tractor, that’s hard folks

par Adehoum Arbane  le 30.01.2018  dans la catégorie C'était mieux avant

Il existe cette idée reçue – et assez tenace – au sujet des seventies selon laquelle il ne se serait rien passé avant le punk. Diabolisation aussi injuste qu’excessive. Car ayons un tant soit peu de mémoire. Année 1970, au lendemain du split des Flying Burrito Brothers, Gram Parsons rêve d’un country rock cosmique, entre tradition et modernité. À force de patience, de travail et d’inspiration, il finit par le toucher. De l’autre côté de l’Atlantique, Led Zeppelin "invente" dans le brouet des studios un mariage entre la douceur de la folk et la virilité du hard. Nous sommes en 1971, et un titre comme Stairway To Heaven porte haut ces nouvelles couleurs. Mais sans véritable suite hélas, hormis les songeries baba-prog de Houses of the Holy. L’année d’après, Tractor forge sous l’égide du Dj John Peel – désormais patron du label Dandelion Records – une musique à la fois délicate et violente. Le temps d’un disque donc et de quelques chansons qui resurgiront à l’occasion de salutaires rééditions. Pourtant, le duo Steve Clayton-Jim Milne avait inauguré ce savant alliage en même temps que le marteau des Dieux à travers leur premier groupe, projet brouillon à la sauce hippie appelé The Way We Live. Leur unique enregistrement, Candle for Judith, offre pourtant un bel aperçu de leur talent, entre riffs et mélodies. Se détachent déjà Kick Dick II, Squares, le court mais poignant Angle, Storm et le sublime final de Way Ahead, qui emprunte le thème final de A Saucerful of Secrets du Floyd. Rien de grave. L’assimilation est totale et le morceau mémorable, car il réunit avec une aisance déconcertante les deux pôles inspirationnels du groupe. Le groupe, le terme a ici son importance. Il faut avoir en tête que la musique jouée est l’œuvre d’un binôme. Jim Milne compose musique, textes, chante et joue tous les instruments. Steve Clayton, poète à l’origine, assure l’impressionnant tapis de percussions et autres batteries qui mettent littéralement les morceaux en route. Ils sont deux et ont la dynamique d’un quatuor. Même réduit, Tractor usine un capharnaüm. Et réussit le tour de force de sonner plus rude que le célèbre Dirigeable. On est au-delà, non loin de Black Sabbath d’ailleurs que Milne et Clayton singeaient sur Kick Dick II. Disons-le, même Black Sabbath par la froideur de ses riffs sonne plus net que Tractor dont les vrombissantes envolées, saturées de chœurs inquiétants, donnent à l’entame de All Ends-Up des accents cauchemardesques. À l’image du verso de la pochette qui montre les deux hommes progresser sur un champ de ruine, perdus dans un noir et blanc sommaire, eau-forte plus blanche que noire d’ailleurs. Little Girl In Yellow débute dans la grâce de quelques accords tissés à la guitare sèche, mais limpide. Au bout d’une minute, la fuzz se réveille et l’auditeur avec. Ce dernier émerge pour repartir au galop pendant sept minutes, chevauchant au côté de la guitare et de la basse, à grands coups de bride électrique, porté par les sabots des percussions. The Watcher, c’est un peu le frère jumeau de Angle sur A Candle for Judith. La voix de Jim Milne y fait des merveilles, déroulant un texte répété en boucle et qui finit par produire son œuvre. Dépeindre en quelques minutes l’imaginaire du duo. « The watcher on the shore » semble alors répondre au « I’m the Captain of your golden galleon ». La face se referme sur Ravenscroft's 13 Bar Boogie qu’on aurait préféré voir s’effacer au profit des morceaux enregistrés en 73. Peu importe, le disque continue sur le triptyque Shubunkin/Hope in Favour/Everytime It Happens. Le premier se rapproche conceptuellement du Siderial du précédent Lp, mais en moins raga. Débutant sur une texture sonore diluée, il se fond dans le thème à la mélodie délicieuse transcendée par la wah-wah de Milne. Break, Hope In Favour démarre virilement, obliquant de façon judicieuse vers un thème à l’expression faite de gravité. Ceci préparant le terrain du long et pénétrant Everytime It Happens. Encore une fois, une simple suite d’arpèges acoustiques contribue à créer un climat irréel et fascinant. Et si le morceau migre vers le rock et son corolaire, le soli de guitare électrique, il n’obère en rien la dimension mystérieuse faisant tout le suc de Tractor. L’album se referme sur Make The Journey, plus pop et enjoué quoique long – le titre tutoie les dix minutes. À contrario de ses homologues, Tractor se contente de peu. La formule rudimentaire décalque sur le son ses quelques principes, donnant l’impression d’un enregistrement live, organique (échos, faux pas, craquements…). Quant au reste, les morceaux inédits, pour une fois ces derniers sont à l’avenant et auraient pu largement figurer dans la tracklist de l’album. Qu’il s’agisse du « tube » Lady Of Astorath, du non moins sautillant Stony Glory. S’en suit Overture qui explore le thème du massacre de Peterloo, répression sanglante d’une manifestation pacifique par l’armée anglaise le 16 août 1819. S’il avait été retenu en place de Make the Journey, Tractor aurait été transformé en chef-d’œuvre définitif. En l’état, il se relève malgré tout en classique immédiat et meilleure production de Dandelion. Nos deux musiciens graveront une petite vingtaine de chansons supplémentaires apparaissant sur divers collectors plus ou moins officiels. Malgré des qualités évidentes, rien n’égale l’héritage du premier et unique album de Tractor, inclassable par la nature de sa musique, la diversité de ses inspirations. Pas vraiment heavy, encore moins psyché, ni même prog, tout juste folk… Et tout cela à la fois ! Dévastateur et gracieux. Deux grosses roues derrière, deux petites devant. Un tracteur.

Tractor, Tractor (Dandelion Records)

1972-Tractor.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=mm9_5cZZPRo

 

 

 

 

 

 

 

 


Top