Il n’y a pas que dans les livres d’Histoire que l’on raconte celle de l’Amérique. On la retrouve par touches parcimonieuses dans les poèmes de Walt Whitman – les fameuses Leaves of Grass s’achevant brillamment sur le formidable O Captain, my Captain – ou dans les toiles de Hopper. Et aussi dans le troisième album de Stephen Stills, sobrement intitulé Manassas. L’entreprise s’avère ambitieuse, comme si l’ancien de Buffalo Springfield et de CS&N (complété de Young) avait voulu délivrer son Ulysse à lui. Certes, on ne la retrouve pas de manière littérale. Celle-ci s’y exprime en sous-titre, au travers d’indices que le rockeur – excellent guitariste et songwriter – a pris soin de semer. D’abord l’album en lui-même et ses vingt et une chansons. Une œuvre somme. De surcroit chapitrée en quatre sections dont le sens profond, caché aiguille l’auditeur dans ce récit aux multiples directions. The Raven (le corbeau), The Wilderness (l’étendue sauvage), Consider (considérer) et, en guise de conclusion, le prophétique Rock & Roll Is Here To Stay (inutile de traduire). Pas le rock mais bien le rock’n’roll. Pour autant, l’album semble balancé entre deux eaux, pris dans les tourbillons du Temps, faisant ainsi des retours incessants entre modernité et racines. De Both of Us (Bound to Lose) à Jesus Gave Love Away for Free, de Don't Look at My Shadow à Right Now, les musiciens traversent les âges. Mais la démarche va plus loin que la seule revisitation des traditions ancestrales qui fondent la musique américaine. Il y a aussi cette saisissante sensation d’espace. Si l’Amérique reste un pays jeune, l’étendue de ses territoires, sa dimension continentale et son ouverture sur les océans, d’Est en Ouest, et vers l’Amérique du sud, semblent nourrir l’inspiration de Stills dont la carrière avait pu sembler discrète au regard de celle de Neil Young, pour ne citer que lui. Même David Crosby, bien que singulier, se transforma rapidement en mythe contemporain. Si Stephen Stills n’usurpe pas son statut de guitar hero – et de loin –, c’est aussi un songwriter redoutable à qui l’on doit le tube éternel, composé pour Buffalo Springfield, For What It's Worth. Mais avec cette dernière formation composée de fidèles – Calvin Samuel, Dallas Taylor, Joe Lala et Chris Hillman –, Stills désire plus que tout entrer dans la légende. Manassas sera son legs. Ville de virginie occidentale, au sud-est de Washington, Manassas a bien sûr donné son nom au groupe. Elle l’a également prêté à l’un des plus fameux épisodes de la guerre de sécession, la bataille de Bull Run ou bataille de Manassas. La photo qui illustre la pochette en devient troublante qui montre Al Perkins dans une gabardine que n’aurait pas renié un officier de l’Union. Quant à la gare où le cliché a été pris, elle semble figée dans un passé mythifié. Pour le reste, les paysages défilent avec les chansons, les miles s’allongent traversant les états, et Stills de chanter Colorado quand le Loner, lui, entonnait la même année Alabama. Comme si la musique de Stills, sur les rails, cahotait magnifiquement vers un horizon sans cesse repoussé. Celui-ci se plante sous des latitudes plus basses avec Cuban Bluegrass, Both of Us (Bound to Lose). Ce voyage n’est pas à prendre au pied de la lettre, il déplie sous nos yeux la carte des musiques folk, country et blues que le musicien a su faire siennes, pour mieux les transcender. Si Fallen Eagle semble tout droit sorti d’une époque que l’on croyait révolue – vermoulue ? –, rappelant au passage le très beau Old John Robertson des Byrds, So Begins The Task (qui pourrait être la signature de cet album) vibre d’un tendre murmure, bourdon de la pédale steel marié à jamais aux voix, d’abord celle de Stills puis ces chœurs, pudiquement entrelacés. Enfin, c’est une excursion au cœur de l’intime, une promenade spirituelle dont Johnny’s Garden représente le climax. It Doesn’t Matter qui le précède ouvre donc la troisième partie, Consider, dont le titre exprime le mieux du monde la réflexion d’un artiste pris aussi dans les méandres de la drogue et de l’alcool. Cependant, lorsqu’il regarde derrière lui, Stills ne manque pas de se retourner vers l’avenir. Il le fait en musique, et les lignes de moog surgissant, comme ça, sur Bound To Fall, sur le céleste Move Around démontrent l’ambition d’une telle œuvre qui se garde bien de tout conservatisme. Ainsi l’artiste de s’interroger sur How Far. Jusqu’où doit aller le dépasser de soi tout en respectant consciencieusement ce qui fait la mémoire de son pays. Vaste sujet, aussi vaste que ce double album entier, honnête, splendide aussi et qui a le génie de ne jamais se répéter, patiner ou pire, buter sur une faute de goût. Stephen Stills referme son album avec Blues, hommage aux figures disparues, Hendrix, Al Wilson et Duane Allman. Il le fait sans esbroufe, avec une sobriété de miniaturiste, révélant également son jeu de guitare, reconnaissable entre mille. Un piqué nerveux et tendu, palpitation remontant aux sources du blues, du sud auquel Manassas fait immanquablement référence. Résultat flamboyant d’un esprit besogneux, Manassas est un repère dans la discographie relativement confidentielle de Stephen Still, mais une pierre sacrée dans l’éden du rock US.
Stephen Stills, Manassas (Atlantic Records)
https://www.youtube.com/watch?v=fVIFmej6VZg
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