Devant l’impossibilité d’égaler – ne parlons même pas de dépasser – son premier chef-d’œuvre, In The Court Of The Crimson King, Robert Fripp choisit de diviser pour mieux régner. De précéder chaque futur opus d’un chaos réfléchi, théorisé. Le grand chamboule-tout humain et musical. Ainsi en août 1970, après un deuxième album avec le line-up originel (In The Wake Of Poseidon), Fripp vire tout le monde et place ses nouveaux pions. Lizard commence à prendre forme. Car ce nouveau disque est bel et bien une tentative d’autre chose. L’impérieuse nécessité de tout renverser pour temporiser, de dévier – donc de défier – quand la critique a tendance à vous remettre les pendules à l’heure de vos précédents succès. Au fond, King Crimson n’est jamais aussi bon que lorsqu’il se remet en question. Il y a d’abord chez Fripp la propension quasi machiavélique à mettre à des postes clés de parfaits inconnus. Tout en leur apprenant (pas toujours mais) parfois, en plus de l’allégeance à l’esthétique du groupe, les rudiments de leur nouvel instrument. Ici, c’est Gordon Haskell qui s’y colle, en véritable bizut de Fripp. À la différence de Boz Burrell (1971-1973), il officie à l’origine comme bassiste mais ne brille guère comme chanteur. Or, il faut succéder à Greg Lake qui assurait les deux fonctions et avec quel talent ! Certes, quand il arrive au sein du Crimso, il a déjà sorti deux albums sous son nom. Mais son goût pour les chansons feutrées semblent peu cadrer avec le prog jazz torturé du Roi Pourpre. Malgré ses faiblesses, Haskell va endosser l’habit, il conférera même aux chansons une singularité qui font de Lizard un disque à part dans la discographie du groupe. Lizard apparaît ainsi comme l’album de toutes les audaces – certes de façon moins absolue que Red ! Mais quand même, avouons-le, il y a dans ces cinq compositions des fulgurances, des choix qui doivent autant à la prise de risque qu’à la folie pure. Cirkus pour commencer. Ses claviers multiples, en forme d’enluminure et qui tiennent le haut du pavé face au mellotron, l’une des signatures sonores du groupe que Fripp assure, en plus des parties de guitares. Il y a également ces arpèges de guitares acoustiques, délicats et rythmiques qui viennent presque briser la magie comme la pierre fait éclater le verre. Au-delà du rôle assez conventionnel que joue chaque instrument donc chaque musicien, on appréciera plus particulièrement le travail de l’exubérant pianiste de free jazz, Keith Tippett. C’est peu dire que le musicien donne au groupe un son nouveau, comme le prouve le déstructuré Indoor Games. Cet art du puzzle assemblé aussitôt défait se décline également sur Happy Family, avec son intéressant travail sur la voix, vocodée avant l’heure ! Lady Of The Dancing Water ferait presque, pardonnez l’expression, tâche. Cette bouleversante ballade, traversée de flûte, n’est pas sans rappeler sa grande sœur, Cadence & Cascade sur In The Wake Of Poseidon. L’album se termine avec le morceau titre, Lizard, qui remplit toute une face entière comme il est coutume de le proposer dans toute œuvre prog qui se respecte. Là encore, l’idée est de systématiquement suivre une autre route. La suite débute de manière presque, voire TOTALEMENT POP, avec une ravissante mélodie admirablement servie par l’interprétation de Jon Anderson, chanteur de Yes. Puis le morceau de divaguer par la suite entre boléro classique et mélopée morriconienne, autour de laquelle se nouent les motifs libres du piano acoustique de Tippett. Bien sûr, le mellotron reprend ses droits qui nous plonge dès lors dans la tourmente. Comme toujours, le Roi Pourpre avance quand il le faut ses légions de cuivre, ici composées de Marc Charig à la trompette et Nick Evans au trombone. On retrouve ces piliers de Soft Machine (Third) chez Centipede, éphémère big band free mené par Keith Tippett. Ultime clin d’œil à sa décennie natale et au groupe matrice de l’avant-garde pop, les Beatles, la toute fin de Lizard rappelle les bizarreries foraines de Being For The Benefit Of Mr Kite. Pour résumer, Lizard est la meilleure réponse à ceux qui portent leur bon goût en bandoulière, pire qui l’érigent en mur de Berlin. Pourquoi se perdre dans les méandres contemporains, dans ces œuvres hermétiques que leurs créateurs et thuriféraires ont le toupet de nommer « recherches sonores ». Sans doute parce que celles-ci oublient l’essentiel : la musicalité et son corolaire, l’émotion. Ainsi, le mouvement progressif reste sans doute l’aventure musicale ultime des années 70 parce qu’elle a su ingénieusement expérimenter sans jamais quitter les rivages de la pop, sans jamais oublier les refrains fédérateurs. Dans ce magma créatif, King Crimson est de loin LA formation la plus palpitante. Acceptant de se renouveler constamment, osant tout, bousculant systématiquement le bel édifice de ses chansons, souvent posées dans un écrin harmonique des plus raffinés. Lizard c’est un patchwork de miniatures dont les mélodies sont constamment ourlées de longs soli, eux-mêmes ponctués de moult rebondissements. Évidemment, Fripp continuera de tâtonner et pour cela, il optera une nouvelle fois pour la stratégie de la table renversée. Suivront Islands, tout aussi fascinant et différent, Larks’ Tongues in Aspic – le début de sa mythique trilogie –, Starless and Bible Black puis Red, considéré par beaucoup comme son œuvre la plus aboutie depuis In The Court. Un disque au confluent du prog, du jazz, du funk et du punk ! Décidément, ne jamais être là où on vous attend.
King Crimson, Lizard (Island Records)
Commentaires
Il n'y pas de commentaires