Le morceau de sucre qui aide la médecine à couler. Tout le monde se souvient de ce refrain entonné tout de go par Mary Poppins à Jane et Michael, les enfants dont la fameuse nounou a la charge dans le film de Walt Disney de 1964. Ce judicieux conseil semble correspondre en tout point à l’esprit des Carpenters et de leur musique : un sirop contre les différentes toux de l’époque à laquelle celle-ci a été conçue. Avènement de la société de consommation, guerre du Vietnam, scandale du Watergate. Une chanson pour vous. Ou plutôt treize, tenez. Treize comme un défi lancé aux malheurs des temps nouveaux et à ceux, plus intérieurs, de Karen Carpenter, sac d’os qui avait dans sa besace bien des trésors à nous offrir. Au sein d’une plantureuse – ! – discographie, ce cinquième album paru en 1972 se détache et ce, pour plusieurs raisons. C’est peut-être, avec Ticket To Ride, le disque le plus équilibré du célèbre duo. Entre soft pop et pop laurelienne, ce corpus de chansons savamment constitué laisse derrière lui un charme indéfinissable qui doit autant à la production ouvragée de Richard Carpenter qu’au chant de sa sœur cadette. Sur A Song For You, Karen se la jouerait presque Carole King. En effet, chose frappante dans cet album inoffensif mais jamais rébarbatif, la place que tient, non que prend Karen Carpenter. C’est peu dire que le frère, lorsqu’il est tout seul face au micro (et au piano), fait pâle figure en comparaison de la sœur. Inutile de tourner autour du pot de miel pop : les chansons où Karen évolue en soliste sont tout bonnement les meilleures. Même si Richard demeure la plume du groupe (avec d’autres prestigieux songwriters). C’est un raz-de-marée d’émotions qui nous submerge, un tsunami de sentiments qui déferle sur le calme océan de cet album. La vague gronde dès la première chanson, A Song For You. Tout y est sublime : la voix de Karen, son jeu de batterie tout en finesse – apprentissage de l’enfance –, les requins de studio – tous apprivoisés –, l’arrivée du sax presque hésitante qui se déplie ensuite en rouleaux languides pour hurler sa mélancolie lunaire au début la troisième minute. Même art de la transcendance sur Hurting Each Other. La voix claire de Karen telle une flèche sait mieux que quiconque transpercer la guimauve. Et les cœurs de se serrer, les chairs de frissonner. It's Going To Take Some Time tempère pour un temps ce trop-plein sentimental par une tendresse admirable que prolonge un délicat chorus de flûte éminemment canterburien. Si les Carpenters n’embrassent pas en totalité l’idiome pop moderne, ils se laissent cependant tenter par quelques-unes de ses sirènes. Comme cette fuzz sur Goodbye To Love qui démarre maladroitement pour exploser ensuite, comme si les artistes avaient trop longtemps contenu, par la force d’un ordre moral trop bien établi, cet esprit de rébellion qui a contaminé l’Amérique entière quelques années plus tôt. Ou Top Of The World qui sacrifie à l’hommage country – nous sommes la même année que Harvest de Neil Young – sans remiser pour autant la joliesse des chœurs qui est l’une des marques de fabrique du groupe, en digne fan de Bacharach. La face se termine par Intermission, un cantique à la pudeur presbytérienne. Impériale, Karen Carpenter en prolonge l’esprit sur Bless The Beasts And Children. L’instrumental Flat Baroque et Piano Picker (signé Richard) sont des pauses bienvenues, quoiqu’un peu frivoles – et autocentrée pour la seconde. « That’s me on the piano » entonne-t-il, un peu trop sûr de lui. Fort heureusement pour nous, Karen reprend vite le lead sur I Won't Last A Day Without You. Une fois n’est pas coutume, cette contribution (et toutes les autres) brille par son savant dosage entre couplets parfaits et refrains magiques : l’axiome philosophique de la pop. Crystal Lullaby porte bien son nom qui scintille dans un ciel de Noël et pourtant californien, dépourvu de neige, perpétuellement figé dans un soleil incandescent ; en somme un hiver Brian Wilsonien. En guise de grand final, les Carpenters décochent Road Ode, fondu dans la reprise du thème inaugural tel un écho rêveur. Tout à la fois Splendide et exalté, ce titre au groove merveilleux prouve à quel point l’easy-listening tant moqué était capable de rivaliser avec la pop sérieuse des Beach Boys, Beatles, Love et Mamas & Papas. Le solo de flûte, éminemment Jethro Tullien vient nous achever. La chanson semble s’évaporer sur un pastiche de musique classique qui ressemble fort au final orchestral de Night In White Satin des Moody Blues. Que dire de plus si ce n’est que ce disque somptueux, toile dans laquelle l’auditeur vient s’engluer, relève autant de la révélation – au regard d’une époque où régnaient en maîtres Led Zep, Pink Floyd & Cie –, voire de la pure déclaration d’amour. Celle-ci était clairement annoncée dès la pochette par un cœur découpé en rouge sur fond chair, préfigurant de trois ans celui de Heart. Les Carpenters valaient mieux que leur réputation, Karen surtout par son authenticité en fut l’ambassadrice élégante, diaphane et éternelle. Elle devait nous quitter à l’aube des années 80, suicidée par une maladie, l’anorexie, qui eut raison et de son corps et de son âme. Une âme de Marry Poppins enfantine et adulte, rebelle, téméraire… et rock’n’roll au fond.
Carpenters, A Song For You (A&M Records)
http://www.deezer.com/fr/album/215676
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