Juste avant la tombée de rideau sur les sixties moribondes, 1969 serait le signe avant-coureur d’un basculement dramatique, d’un renversement de valeurs. L’acmé d’une longue série qui avait vu la pop et le psychédélisme débonnaire s’installer dans le paysage culturel, avec leurs codes, leurs modes et leurs hérauts, d’un côté les pop stars, de l’autre, « la tribu prophétique aux prunelles ardentes » comme l’avait si bien écrit Charles Baudelaire. Tout avait commencé avec le vrai faux dernier album des Beatles, le symphonique Abbey Road qui, sans le savoir, allait annoncer une nouvelle ère d’ambition musicale. Mais la séparation, amère, de quatre garçons dans le vent de la tourmente, laisserait en héritage une terre-champ de bataille, paradoxalement fertile. S’y développerait un rock d’un genre nouveau, appelé rétrospectivement progressif, avec pour moteur une ambition sans cesse décuplée. Parmi les tenants de ce prog rock, véritable Goliath des temps modernes, deux groupes vont démarrer leur carrière à rebours des conventions, porteurs d’une mélancolie à la lisière du cauchemar allégorique. Ces formations – et c’est important de le noter – prennent source dans cette vieille Europe qui connut tant de règnes, tant de guerres. L’une est britannique, l’autre française. King Crimson et Magma ne se connaissaient sans doute pas lorsqu’ils débutèrent, chacun de son côté, l’enregistrement de leur premier album. Pourtant, ils partagent nombre de points communs musicaux et par-delà, esthétiques, voire philosophiques. À commencer par les visuels ornant leurs productions. Pour illustrer In The Court Of The Crimson King, le Roi Pourpre choisit un jeune artiste encore inconnu, Barry Godber, qui mourra l’année d’après. La peinture, un visage rouge, bouche hurlante, regard apeuré, se veut le portrait d’une œuvre, sinon d’une époque peu engageante et dont le drame d’Altamont en a accéléré la chute. En 1970, l’imaginaire magmaïen n’est guère plus rassurant. Une griffe d’aigle, rouge et menaçante, enserre tout un peuple dont les figures sans réelle forme, presque fantomatiques, expriment à elles seules l’horreur des temps nouveaux. Les deux formations détonnent par la radicalité de leur vision, sans parler du propos – musique et paroles – que leur première création renferme.
Autre proximité conceptuelle. Si King Crimson et Magma adoptent le jazz comme terrain d’expression, ils l’emmènent dans un ailleurs où le rock ne se contente jamais des structures habituelles. Pour Robert Fripp et ses compagnons, la bouche de ce 21st Century Schizoid Man – le titre d’ouverture et l’homme sur la pochette ? – est une faille temporelle. Celle-ci précipite le monde entier – en fait, l’auditeur – dans un Moyen-Âge fantasmé mais où les riffs proto-hard ne sont jamais loin, en embuscade. Comme si le futur de l’humanité ne pouvait exister que dans le passé, comme s’il était incapable de se produire ou pire, de se réinventer. Quant à l’esprit, il dépeint un monde en guerre, embrasé par le napalm, phagocyté par l’élite politique et scientifique. Dans la tête de Christian Vander, charismatique leader de Magma, le scénario demeure tout aussi pessimiste. La terre et les hommes courant à leur perte, un petit groupe – le groupe, donc – décide de s’envoler pour une autre planète plus clémente, Kobaïa. Dans la geste vanderienne, l’avenir passe par une destruction du présent, la Terre, et par la reconstruction civilisationnelle qui ne peut s’épanouir que dans un cadre neuf, c’est-à-dire une nature vierge incarnée par cette planète donnant son nom à l’album.
Si l’on s’attarde sur la musique, qu’elle s’épanche sur deux disques avec Magma ou qu’elle soit ramassée en un seul avec King Crimson, celle-ci impressionne de bout en bout. Toujours expressive, tantôt douceureuse, tantôt tonitruante, elle éclate en splendeurs irréelles. On n’avait rien entendu de tel avant. Ce qu’ont produit ces deux groupes est proprement sidérant. Crimso reprend les choses là où les Moody Blues les avaient laissées mais sans la naïveté de ces derniers. Le mellotron en est le vecteur principal qui clame sa dramaturgie tout au long des cinq titres. Sur cette trame vaporeuse et néanmoins puissante, Fripp délie ses solos comme du fil barbelé, McDonald passe du saxophone à la flûte pour notre plus grand bonheur et Greg Lake apporte à ces symphonies l’incroyable timbre clair dont la nature l’a doté. Le poète Pete Sinfield mérite son statut de Pete Brown du groupe, du moins sa poésie épouse-t-elle avec une rare justesse, une légitimité incontestable, les canons mélodiques du groupe. Feutrées ou tout en débordements mélancoliques, les ballades forment les respirations nécessaires à l’assimilation d’une telle œuvre aux accents émotionnels intenses. I Talk To The Wind, Epitath et Moonchild sont les traits d’union entre le début du disque – le ravageur/ravagé 21st Century Schizoid Man – et son grand final – le grandiose In The Court Of The Crimson King. Fondateur, ce « chef d’œuvre de l’étrange », selon les mots de Pete Townshend, postule au grade fort envié du Sgt. Pepper’s du rock progressif. Et gagna la bataille.
Retour sur Kobaïa. Où les choses s’expriment avec autant de force mais en utilisant des biais différents. Déjà, pas de paroles à proprement parler. La langue dans laquelle Klaus Blasquiz chante – ou vocifère, c’est selon – est pure invention. Le kobaïen s’affirme malgré tout comme un instrument à part entière. Surtout, il donne une existence au sens littéral du terme à la musique. Pour Vander, l’objectif est simple. Le public doit entendre cette musique, la comprendre, l’accepter, y adhérer sans éprouver le besoin d’en percer le sous-texte. Comme dans l’opéra, un instrument sert à exprimer un état d’âme, une nuance, un chapitre de l’histoire. Autrement dit les musiciens dialoguent par notes interposées. Passé au crible, la tracklist demeure un bloc d’impressions à l’état brut. Très paradoxalement, alors que Vander dirige Magma de mains de maître, chacun apporte sa composition, sans jamais rompre l’équilibre, arrivant ainsi à se fondre dans l’idiome magmaïen. Au point de faire jeu égal avec ce dernier. Rares sont les groupes formant un tout indivisible. Sohïa signé Lasry, Schxyss dû à la plume du pianiste François Cahen sur le premier disque, Thaud Zaïa du guitariste Claude Engel, Naü Ektila du producteur Laurent Thibault sur la deuxième galette, ces morceaux-là sont des contre-pieds à la folie vanderienne, qui trouve son point culminant dans les éructations de Stöah. Blêmes, ils ravivent cependant le souvenir d’une planète rêvée dont la musique devient l’unique évocation. En fermant les yeux, en s’immergeant dans ces fresques instrumentales, on arrive à saisir des images fulgurantes de jungle exubérante au maillage de fleurs toujours plus belles, on sent les parfums presque venimeux des plantes après les pluies du matin, on vibre à l’unisson des motifs harmoniques et coloriels, comme dans les paysages déments du Douanier-Rousseau. Tableaux successifs rappelant les stations de la Passion. La musique de Magma tout comme celle de King Crimson est radicalement expressive, continuum de sensations répétées et en même temps inédites.
À l’aube des seventies qui connaîtront des coups d’état permanents, le résultat se veut grandiose, sans comparaison possible avec ce que l’on avait entendu avant, une musique à la forte personnalité qui trouverait chez Crimson moult incarnations, et chez Magma un fil rouge philosophique que l’on appelait jadis Œuvre. Quels que soient leurs parcours, l’intensité de leurs futures productions, ils ont connu un règne sans partage. Et la pop en fut à jamais bousculée.
King Crimson, In The Court Of The Crimson King (E.G. Records)
Magma, Kobaïa (Philips)
https://www.youtube.com/watch?v=Xnw5bD1Q_J0
Commentaires
Il n'y pas de commentaires