En 1971, le cinéaste Don Siegel jette un pavais dans la marre des Radical Sixties. À l’hédonisme ambiant, au libéralisme échevelé, celui de l’économie et des mœurs –bousculant les valeurs traditionnelles et White Trash –, il oppose Dirty Harry, ce personnage de flingueur froid et brutal, défiant crânement l’ordre établi par sa vision expéditive d’une justice qui sans lui serait vouée à la mollesse. Un an après, Nixon bat à plate couture le candidat démocrate, George McGovern. Il faut remonter à l’année 1970 pour voir les graines de cette ultra-violence pousser. Jusqu’à l’explosion. Au réveil d’une société endolorie par les belles promesses de l’ère hippie. Avec son titre trompeur, un lieu d’enregistrement saugrenu (L.A.) et une date de sortie qui aurait pu relever du gag si elle avait été réellement planifiée par le marketing de Elektra Records (juillet 1970), Fun House des Stooges fait bel et bien l’effet d’un impact de 44 Magnum dans la poitrine. Dès 1969, les Stooges d’Iggy Pop, des frères Ashton et de Dave Alexander avaient pris soin, dans leur juvénile prétention, de rudoyer le gentil monde de la pop. No Fun claquait aux visages en même temps qu’il perturbait la calme et immuable course des ondes. Idem pour 1969, I Wanna Be Your Dog, autant de chansons bizarres, géniales, en forme d’uppercut. Un an après, le groupe a beaucoup appris, épaulé par Don Gallucci à qui l’on doit l’excellente version de Louie Louie que le musicien propulse haut dans les charts, accompagné de ses Kingsmen. Avec Touch, l’homme prouve à quel point il a le sens de la production, qu’il peut exceller dans des registres étonnement variés, qualité qui servira les Stooges en temps voulu. Le génie de Don Gallucci qui avait vu le groupe sur scène, goûtant à la sauvage énergie que celui-ci dégageait alors, décide de dépouiller le studio d’enregistrement de tout son équipement de base, et ainsi d’apurer le son. Il procède également de la manière suivant, replaçant les musiciens, contre tous les usages en vigueur, à des endroits clés, qui donneront à l’album un son brut, sale, puissant, une touche live. Ainsi, les frères Asheton, à la basse et à la guitare, sont-ils installés côte-à-côte. La collaboration s’avère quasi fusionnelle. Iggy témoigne de son envie de chanter comme Howlin’ Wolf parlant de Fun House en ces termes : « That stuff is Wolfy ». Les nombreuses prises enregistrées dans l’urgence, en un mois donc, donneront au groupe la matière pour opérer les bons choix. Que l’on retrouve donc dans ce deuxième album manifeste. Même la pochette reproduit à merveille ce sentiment de fusion des corps, des notes, cette dimension magmatique d’une musique faite pour choquer, pour pervertir. Sept chansons mais peut-on encore parler de chanson lorsque l’on considère des titres comme Dirt, Fun House ou L.A. Blues dans leurs moindres aspects. Certes, Down on the Street, Loose, T.V. Eye jouent parfaitement la partition du single bon élève à ceci près que leur radicalité surprend l’oreille qui n’aurait été point avertie. On a affaire là à un rock boutefeu, fortement chargé en sexualité que la proximité conceptuelle avec le crédo vocal morrisonnien valide définitivement ; du roi à lézard à l’iguane, la parenté est ici évidente. Même sens de la théâtralité, même goût pour ces gloussements de dépravé californien, tout cela conforté par la science du riff de Ron Asheton ; écoutez donc la puissance de Down on the Street. Si Don Gallucci en est le promoteur, on peut dire que symboliquement Harry Callahan en sera l’impresario. Sec comme un coup de trique, chaque morceau s’enchaîne efficacement au suivant, s’enchâsse dans un coït musical à nul autre pareil. Loose, introduction démarrant dans un train d’enfer, des frissons partout ! Bien plus radical que les Radical Sixties elles mêmes ! Fermons les yeux un instant, ne sommes-nous pas au Grande Ballroom de Detroit ? Roulement de tambours mortuaire, c’est ainsi que débute Dirt, long blues mélancolique qui présente le groupe sous un jour presque touchant, comme si ces hommes pouvaient connaître autre chose que l’apprêté de la vie, une fleur sous le bitume du Michigan. Et le solo de guitare de tout déchirer, comme une déflagration métallique, dans un déluge de munitions. 1970 s’impose comme le pendant de 1969 qui ouvrait leur premier effort, il tempête pendant près de cinq minutes sous les injonctions psychotiques de Pop, « I feel Alright ». Peut-on seulement le croire ? Fun House, jouissance totale du saxophone de Steve MacKay qui apporte une couleur presque soul, rougeoyante mais avec une pénétrante sensualité que même un James Brown n’aura jamais atteinte. Sept minutes et quarante sept secondes en forme de kermesse follement héroïque. Enfin le free rock de L.A. Blues ne sera rien moins qu’annonciateur du futur punk en gestation du côté de New York. Ce brûlot impénétrable signera de même l’acte de décès du psychédélisme hippie, repoussant les baladins folk loin du cœur de la ville, donnant presque du grain à moudre à la déferlante sanguinaire du clan Manson. Non pas que les Stooges en furent les principaux inspirateurs, mais il est logique d’affirmer que leur musique – et Fun House en particulier – en fut au moins le miroir. Fun House sera donc la bande son idéal des temps nouveaux, à l’image du pays. La musique pour accompagner les Dirty Harry, Magnum Force mais également La dernière maison sur la gauche, Le survivant et The Funhouse de Tobe Hooper – juste retour des choses ! Le rock des lendemains qui déchantent. Mais qui défoulent.
The Stooges, Fun House (Elektra Records)
https://www.youtube.com/watch?v=qVtC86Kr4Yw
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