Et si contre vents et marrées Bob Krasnow, l’indélicat producteur de Strictly Personal, le deuxième album de Captain Beefheart and His Magic Band, avait eu raison ? Voilà bien une polémique dont seul le rock a le secret et qui traversa les décennies sans faiblir. Au point d’avoir, hélas et fort injustement, déclassé l’album dans le cœur des fans. Ceux-ci le jugeant de mauvais goût, cédant à travers ce tripatouillage arbitraire et sournois à l’air du temps, à la mode des années 67-68 où tous les groupes, producteurs, labels voulaient absolument sonner psychédélique. Première chose avant toute autre, une fois qu’il est livré à la postérité, un disque se doit d’être assumé. On tremble encore à l’idée de ces créations que des artistes par trop maniaques n’ont eu de cesse de retoucher. Où est la vérité de l’œuvre ? Quel respect de l’auditeur ? Bien que désavoué, le capitaine cœur de bœuf consentit à sortir Strictly Personal, il le fit en jouant jusqu’au bout la carte lysergique, la pochette avec les timbres colorisés des membres du Magic Band rappelant les buvards d’acide. Pour ces raisons, il faut prendre ce dernier pour ce qu’il est, allons plus loin, le considérer dans son entièreté, avec ses forces – la folie des chansons, la voix de Don Von Vliet – et ses éventuels défauts – les choix du phasing et autres tics de studio. Il faut surtout prendre le temps de le réécouter, de réévaluer son contenu, de le faire sans se laisser polluer par les critiques ronchonnes et dire ceci. Plus radical que Safe as Milk, plus lisible que Trout Mask Replica, Strictly Personal est absolument parfait. Moins pop donc moins propre que le premier effort du groupe, il va ainsi approfondir la quête philosophique et musicale de son géniteur. Il fait admirablement la synthèse entre le blues que révère Beefheart – le plus vrai que nature Ah Feel Like Ahcid et le tronçonnant Gimme Dat Harp Boy – et le nouveau rock alors en vigueur. Relativement condensé, avec huit titres seulement, il pousse tous les curseurs inspirationnels dans le rouge de la folie. En témoignent les six meilleures compositions qui, chacune à sa manière, forcent le respect de la transgression créative. Safe A Milk (en référence à son devancier), Trust Us, Son Of Mirror Man - Mere Man, On Tomorrow, Beatle Bones N' Smokin Stones et Kandy Korn demeurent les ambassadeurs flamboyants d’un style, d’un son, d’une voix. Empli de contorsions électriques, Strictly Personal dénote de la production de l’époque. Safe As Milk au titre trompeur bat d’un rythme africain, comme ces tambours annonçant le grand sacrifice. Les guitares cerclent les pulsations tels des barbelés. On salue au passage le travail très original de la paire de solistes, Alex St. Claire et Jeff Cotton. Trust Us arrive, continuum de l’horreur que le traitement du son vient à peine perturber. Car c’est un constat qui s’impose. Bob Krasnow s’avère fort peu audacieux dans son ouvrage d’arrangeur, les quelques effets qui émaillent ces chansons restant au final relativement discrets. Ils se fondent littéralement dans l’ensemble, comme si la puissance de Captain Beefheart emportait tout. Trust Us le prouve qui poursuit son chemin sans mot dire, sans ciller, alors que la production tente de prendre le dessus. Les guitares squelettiques, en apesanteur, continuent de tisser leurs mantras obsédants. Seul Mirror Man semble se noyer dans ses artifices. Ce qui ne l’affadit aucunement, au contraire le bon vieux blues des familles, parfois pénible, y trouve son compte. On Tomorrow bien que très court explore cette veine acide et démentielle quand survient Beatle Bones N' Smokin Stones. Sans doute le titre le plus impressionniste, avec son habile double référence aux Beatles et aux Stones trouvant son apogée avec cette dernière phrase lâchée par le capitaine après un silence en forme de répit : Strawberry Field For Ever. Les mots semblent rouler sur sa langue, gouailleuse à souhait. Kandy Korn débute de manière assez classique, bien que noyée dans les chœurs alcoolisés, part sur une rythmique séduisante, très rock, presque enlevée et c’est à la douzième seconde de la deuxième minute que tout bascule. Le morceau glisse dans un vortex d’électricité et de voix, non pas ralenties par la console mais par les musiciens eux-mêmes qui finissent par psalmodier des onomatopées presque incompréhensibles, le tout englué dans un tumulte de guitares, de basse et de percussions débridées. La musique éclate avec tant de furie, de folie qu’on en oublie presque Bob Krasnow, ses entourloupes de producteur arriviste. D’ailleurs, quand on se penche sur les sessions nues des compositions de Strictly Personal, on en ressort déçu, et du coup soulagé. L’on comprend que les étapes de production, d’arrangement et de mixage peuvent s’avérer parfois – souvent – payantes. Vous pouvez à nouveau dormir sur vos deux oreilles, et toi aussi Don, serein et calfeutré dans tes beaux draps d’éternité.
Captain Beefheart & His Magic Band, Strictly Personal (Blue Thumb Records)
https://www.youtube.com/watch?v=y2FHElUObCA
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