Plus encore que la prise de son, au demeurant excellente, mieux que l’interprétation juste et impeccable de Dylan, ce qui impressionne le plus dans ce Real Royal Albert Hall 1966 concert, c’est le silence qui règne. Un silence religieux, respectueux. Une communion sans bruit de fond, sans parasitage, un regard que l’on imagine ému – nous ne sommes malheureusement pas dans la salle avec ces londoniens chanceux, alors que le maître essuyait au dehors les pires insultes, « Juda », « traître ». Impressionnant d’entendre sa voix résonner en ces lieux, de percevoir ses moindres rebonds, l’écho traînant de son timbre si singulier. On y découvre également l’intelligence du musicien, celle de proposer lors d’une première partie un répertoire à nu, folk dirons-nous, où se marient voix, guitare et harmonica. La deuxième le voit entouré de son backing-band – The Hawks, avant The Band –, dans une partition plus rock donc, et qui choqua à l’époque les puristes. Si l’on entend moins la foule au contraire des captations live des Beatles, c’est que le groupe joue fort, faisant assaut d’électricité, formalisant sur scène la kermesse héroïque que l’on percevait déjà, par touches infimes, sur le génial Blonde on Blonde. Tous les morceaux sont excellents, et leur traduction in situ leur confère une aura supplémentaire. Sans doute peut-on regretter que Dylan n’ait pas joué plus de nouveaux titres, ceux de Highway 61 Revisited et de Blonde on Blonde même si Ballad Of A Thin Man et Like A Rolling Stones – dédié au Taj Mahal – s’imposent comme les sommets de ce concert incroyable. Ballad Of A Thin Man surtout, qui débute par un motif de guitare très hendrixien, onctueux, s’écoulant comme une couleuvre – on songe alors au poème de Baudelaire, Le serpent qui danse. Rares sont les témoignages scéniques d’une telle intensité, d’une telle teneur. Il y en a, certes. Certains valent pour leurs tracklists, d’autres brillent par cette idée qu’un moment, aussi simple et temporaire fut-il, s’inscrit dans l’éternité. Ici nous avons les deux. Dylan les a réunis. Alors, on pousse le vice à rêver au coffret qui rassemble, 36 disques à l’appui, tous les concerts donnés durant cette année 66 si féconde. Si certaines dates furent enregistrées dans des conditions sommaires, le résultat est, aux dires de ceux qui ont eu la chance de posséder l’objet, fascinant, maîtrisé, extraordinairement audible. Merci à Columbia dont les moyens, même à l’époque, ont permis ce petit miracle. On dit que Dylan n’avait pas usé ce répertoire, propre comme un sou neuf. D’où la jalousie, le désir de posséder l’objet en question, du moins de prendre le temps de l’étudier qui chez un ami, qui chez une connaissance. Mais revenons au Royal Albert Hall. Il aura fallu traverser des océans de courage pour trouver ici, à Londres, un public moins figé, moins arc-bouté sur ses positions, ses traditions. Il est vrai, les anglais qui ont découvert le blues avec Mayall, Alexis Korner, les Stones, un blues électrifié, largement imprégné de ce nouveau rock qui était en train de naître, ont donc toisé le folk-rock de l’artiste avec bienveillance. D’autant que Dylan a choisi le passage tout en douceur entre la tradition et la modernité. Son attitude apparaît comme humble, respectueuse, et les londoniens ne s’y sont pas trompés en applaudissant à tout rompre la performance du minnesotain en vadrouille. Le choix même de la salle procède de la même intention. Construit en mai 1867 –un siècle et un an avant la sortie de Blonde on Blonde – et Inauguré le 29 mars 1971, le Royal Albert Hall of Arts and Sciences subjugue encore aujourd’hui par la majesté de son architecture, son lustre intérieur, sa noblesse inscrite dans le velours des sièges et des tentures. Il sut accueillir la crème de la scène pop, Beatles, Stones, Move, Pink Floyd, Soft Machine, Hendrix, Cream – ! –, Deep Purple… Prouvant à quel point ce haut lieu victorien restait ouvert à la jeune génération. Il était naturel que Dylan y fût convié, qu’il conféra à la splendeur des lieux un degré de plus, des chansons amples, héroïques, des épopées qui furent également des étendards de la contestation qui couvait aux USA. La salle s’est tue, elle a courbé la tête en guise de révérence, et Dylan, roi en Angleterre, a porté le fer avec sa seule guitare, son seul génie, sa formidable personnalité, magnétique et tutélaire. Restituée avec force et précision, la performance dylanienne, restée dans les mémoires, se retrouve dorénavant gravée dans le marbre de l’éternité.
Bob Dylan, The real Royal Albert Hall 1966 concert (Columbia)
http://www.deezer.com/album/14713552
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