Beau Dommage, Où est passée la pop ?
On le dit souvent, il faut choisir son camp. Les quelques exemples de groupes ayant voulu brasser tous les genres dénotent parfois un manque de conviction, du moins une faiblesse. On pense ainsi à Queen qui, à force de trop en faire – hard, pop, vaudeville, glam, prog –, a sans doute perdu nombre de fans en chemin, et l’ensemble de la rock critique avec. En suivant ce précieux adage, on aurait exigé de la scène québécoise qu’elle tranchât entre chanson à texte – la tradition francophone – et le rock d’obédience anglo-saxonne. Tiraillé par ses racines, coincé entre les États-Unis et le Canada anglophone, le Québec a pourtant décidé d’assumer les deux héritages. Un groupe incarne à lui seul cette courageuse décision, Beau Dommage. Le quintet de Montréal représente l’un des plus beaux joyaux de la pop montréalaise, sans doute le groupe le plus populaire qui n’en demeure pas moins ambitieux, comme en témoigne son deuxième album – son meilleur à ce jour ? – Mais où est passée la noce ?, sorti au début de l’année 1975. Fort différent du précédent, il reprend cependant certaines des options développées, à savoir une musique tendre, balançant entre pop FM et folk hippie dans la droite lignée de Neil Young. Pour s’en éloigner dès la seconde face engagée. Engagement, le mot sonne juste. Un Incident À Bois-Des-Filion s’étale de son long sans jamais bégayer, c’est comme on a l’habitude de l’écrire la pièce de résistance de l’album. Sans trop entrer dans le détail, devrions-nous dire dans le dédale de ce morceau de plus vingt minutes – nous y viendrons plus loin –, ce deuxième effort s’avère en tout point admirable, servant notre propos d’entame de manière édifiante. Car Beau Dommage n’a pas choisi entre la chanson et le rock, au contraire. On trouve dans ce très beau disque de grandes chansons comme on pouvait en entendre en France à la même époque, avec aux commandes le piano roi. Assis Dans' Cuisine, J'ai Oublié Le Jour et Heureusement Qu'il y a La Nuit s’inscrivent dans la lignée des grands maîtres, les singer-songwriters ou auteurs-compositeurs comme William Sheller – son deuxième album publié la même année –, mais également Sanson qui connut sa plus belle période avec son mari Stephen Stills. Malgré les scories – vous comprendrez le barrage de la langue et surtout cet accent si identifiable, celui que l’on aime détester –, les chansons possèdent un charme certain, une tenue incroyable. Les paroles n’ont jamais été aussi ouvragées, prenantes : « J’ai oublié le jour et le nom de la rue/J’ai oublié mes bagues sur ton piano/Mais j’oublierai comment c’était bon, comment c’était chaud/M’as toujours me rappeler que tu n’as pas essayé de m’impressionner ». Tendresse au rendez-vous, enrobée par la voix enjôleuse de Marie-Michèle Desrosiers. Le texte, ce crédo des artistes français qui fut souvent outragé au nom d’un conservatisme paresseux, éclate ici avec une force peu égalée. Il faut prendre la mesure de ce qui est écrit dans Heureusement Qu'il y a La Nuit, la simplissime splendeur des mots. On retrouve cette même exigence sur le morceau « prog » de l’album, Un Incident À Bois-Des-Filion. A partir d’un banal fait divers, la noyade d’une jeune femme au plus fort de l’été, dans les froids courants de la rivière des Mille-Îles, le groupe raconte avec pudeur et poésie l’une de ces histoires d’amour tragiques qui font songer immédiatement à l’Ophélie d’Hamlet. Et c’est là que nous arrivons au deuxième point, qui pour d’autres incarnerait une fracture. Dans Un Incident À Bois-Des-Filion comme dans le reste du Lp, l’extrême musicalité domine. Elle prend source dans l’écriture, le sens évident et naturel de Beau Dommage pour les belles mélodies, les trouvailles instrumentales comme ce dialogue entre guitares acoustique et électrique sur le dernier titre. Celle-ci témoigne aussi de la proximité quasi philosophique avec les américains. De leurs voisins les québécois ont appris nombre de choses dont le patient travail de studio qui toujours finit par payer, l’art de la production, des arrangements fastueux mais aussi du mixage qui donne ici un son plein, spatial, puissamment rock. Le disque entier est imprégné de ce professionnalisme anglo-saxon et que les français – les producteurs les plus orgueilleux – moquèrent sans même savoir à côté de quoi ils passaient, eux et les artistes qu’ils représentaient. Écoutez les batteries enregistrées à la perfection, les guitares volubiles, les claviers en larmoiements prodigues, sidérant de beauté. Écoutez le piano qui tempête ! Qui se fracasse en notes comme une chute d’eau ! Laissez-vous emporter par le solo en toute fin de cet Incident qui restera pour cela dans les mémoires. En sous-titre, la guitare pleure sa blonde, disparue dans les flots acrimonieux. Beau Dommage est ainsi parvenu à mélanger deux expressions qui paraissaient irréconciliables. C’eut été dommage de ne pas le faire. Car le résultat, lui, est tout simplement beau.
Beau Dommage, Où Est Passée La Noce ? (Capitol Records)
https://www.youtube.com/watch?v=uuhbhkeg_x0
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