Musique d’ambiance. Sans doute s’agit-il de la pire insulte qui soit. Moins peut-être que musique d’ascenseur. Et pourtant, l’intention était louable. Soit instaurer un contexte plaisant dans le confort feutré d’une salle d’attente, ou bien de détendre quelque cadre stressé avant une réunion de la plus haute importance. Une musique fonctionnelle donc. Il est humiliant et pour le coup injuste de qualifier ainsi Soft Machine, mythique formation de l’école de Canterbury, bien que sa production post-Wyatt, post-Hopper and Dean s’en rapproche immanquablement. Et pourtant ce Seven, suivant la tradition numéraire chère à la formation du Kent, n’en conserve pas moins une certaine élégance, distanciée certes, légèrement froide il est vrai, mais au final assez prenante. Où est passée la fantaisie, le mélange acidulé, dada, entre l’énergie du rock et l’intellectualisme du jazz ? Loin. Ratledge a-t-il franchi la frontière de trop, commis l’ultime transgression ? On s’interroge surtout lorsque l’on constate que Seven sera le dernier album de la période Columbia, qu’après Soft Machine amorcera un lent déclin jusqu’à lasser le claviériste et vétéran du groupe lui-même. Les graines de la discorde avaient été semées plus tôt, à l’époque de Third. Déjà, le groupe avait connu un premier schisme philosophique : Wyatt penchait pour la pop, Ratledge et Hooper (suivis de Dean) pour le jazz. Malgré tout, il en était né un chef-d’œuvre. Jusqu’à Fourth, le groupe arrivera à maintenir un semblant d’unité, une adhésion de façade. Puis Wyatt quittera le navire. De Fifth à Seven, c’est la molle évolution vers un jazz rock conventionnel, comme on le pratiquait déjà de part et d’autres de l’Atlantique sous l’impulsion de Miles Davis. C’est vrai que dans ce Seven un brin maudit, Soft Machine se Weather Reportise – D.I.S, Down The Road et Snodland, avec sa mousson de percussions –, il conserve cependant une forme de magie, d’extase répétitive. Soft Machine a souvent privilégié les boucles, comme professées par le grand Terry Reily. On les retrouve un peu sur Day's Eye, et de façon plus significative sur le très beau Penny Hitch. Froid dans sa splendeur même, sans paroles, nu, et transfiguré par les différentes couches de claviers, fender, orgue trafiqué selon les canons du Canterbury Sound. D’autant que le traitement de Mike Ratledge est plus pincé, plus coupant que le jeu de David Sinclair – Caravan – ou Dave Stewart – Egg, Khan, Hatfield & The North, National Health – qui, eux, sonnent plus volubiles, plus généreux. Ratledge est d’ailleurs à l’image de sa musique, Sphinx inflexible derrière ses lunettes de soleil invariablement carrées, géant au touché aérien et pourtant vindicatif. Cependant sur cet album, Karl Jenkins se taille la part du lion. Sept compositions, alors que Ratledge en affiche péniblement quatre. Douce ironie, si l’on s’en réfère au titre du disque. Ces contributions portent indubitablement sa marque, elles brillent à l’unisson de son hautbois et de son soprano. Jenkins, ce muezzin anémique est pourtant en position de force, réservant son énergie rythmique sur Block. Même si l’ensemble sonne étriqué, les musiciens apparaissent soudés, conscients de courir à leur perte, et de livrer ainsi une œuvre abstraite – la magnifique pochette géométrique de Roslav Szaybo – mais intense. Karl Jenkins à la barre, la machine ne déraille pas encore. D’ailleurs, l’opus aurait été signé Nucleus, du nom de sa précédente formation – peut-être aurait-on crié au génie. C’est une certitude. Finalement, l’ensemble se singularise par sa cohérence, son incarnat mate, sa résolution à survivre encore un peu. Certes sans la magie des premiers âges, mais ne sommes-nous pas en 1973 ? L’année du triomphe de Mahavishnu Orchestra, l’année où Yes bascule dans son propre abîme, alors que Genesis se maintient largement. Personne ne l’avait remarqué, compris mais Seven représente un geste héroïque dans la discographie de la Machine Molle – qui n’a jamais aussi bien porté son nom. Le monstre sacré de l’école de Canterbury, la formation matricielle, tout comme Caravan, allait lentement s’effacer devant les super groupes de la même famille, les formidables et si juvéniles Hatfield & The North et National Health. Eux garderaient la pop en ligne de mire, eux jugeraient utile de contrebalancer une suite de huit ou vingt minutes par une ritournelle stupide mais tout simplement belle. Pendant ce temps-là, Soft Machine revisitait une dernière fois Out-Bloody-Rageous sur The German Lesson et The French Lesson. On refermerait la pochette double sur son histoire. Et l’on verserait une larme entre les carreaux et les pixels. En toisant une dernière fois cet homme du futur, sans yeux pour contempler, sans bouche pour psalmodier… Totalement absorbé par la machine qui l’avait vu naître.
Soft Machine, Seven (Columbia)
https://www.youtube.com/watch?v=mv_h6T5vRwA
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