Ne nous voilons pas la face, la pop est et restera anglo-saxonne. Question d’identité. Tout un pan de notre histoire contemporaine en atteste. La France a longtemps hésité à assumer ses particularismes – cette langue française si peu faite pour les refrains limpides – malgré quelques noms prestigieux, dont Serge Gainsbourg que Lafayette ne se prive pas de citer dans son dernier single, le sulfureux La mélancolie française. Et pourtant, Lafayette réussit cette alliance fantasmée entre l’exactitude pop et la volubilité de la langue française. Mais dans cette nouvelle contribution il va plus loin. En se lançant dans un inventaire à la pervers de notre domaine patrimonial. Citer les rois de France, Napoléon, les colonies, la guerre d’Algérie, bouh c’est laid, rance, réactionnaire. Mais y accoler Victor Hugo, Flaubert, Baudelaire, Les Lumières, Satie, Debussy, La nouvelle vague, Brigitte Bardot, Gainsbourg – référents de la modernité et de la culture, peu suspects de porter des valeurs rétrogrades – transforme la chose en sommet du bon goût absolu. Ainsi, l’habileté de Lafayette dont le patronyme brouille déjà les pistes, tient dans cette ambiguité même. Pourfendeur de cette mélancolie française ou ambitieux thuriféraire ? La vérité est sans doute entre les deux. Certes, l’exercice en forme de name dropping montre à quel point ce jeune et talentueux singer-songwriter – Jacques Toubon pardonne-nous – sait jouer des codes, s’amuse dans ce labyrinthe référentiel au parfum entêté, entêtant. Et puis il y a également ces accouplements patronymiques audacieux comme le tiercé gagnant « Les colonies, le Château Margaux, l’Algérie, Brigitte Bardot », en forme de climax ultra jouissif. Au-delà du concept, le musicien s’interroge. Il le fait dans le simple appareil de sa nouvelle création. Sans artifice, sans narrateur. Dès les premières secondes, il se jette à l’eau en affirmant d’emblée « Je la sens dans vos yeux, dans vos âmes et vos bleus » (le détachement), comme pour suggérer que la France n’est pas ce musée poussiéreux mais bien le remuant pays de La légendes des siècles. Ses grandes figures historiques ont influencé nos héros post-fifties. Sans les hussards de l’Empire, pas d’excentricité hendrixienne. Sans les jabots du Roi Soleil, adieu Prince et sa beauté pourpre. Autre indice, la musique en elle même. D’un côté ce clavecin antique que Lafayette trafique et de l’autre les assauts synthétiques sur le refrain, ourlés de chœurs au féminin. Il trousse dans un autrefois musical un présent symphonique et obsédant, charmeur et vicieux, un hymne d’aujourd’hui, à la fois puissant et définitif. Et en assumant tout. En défendant l’indéfendable puisqu’il nous laisse la rassurante impression d’en être le premier contempteur. Lui le chanteur en faux buste de Marianne se veut le héros, mieux le porte-drapeau du génie français dans ce qu’il a d’éternel et de splendide, avec acidité certes – mais celle-ci ne fait elle pas partie intégrante de la France balzacienne ? Enfin, au-delà des condamnations hystériques, des jugements hâtifs et paresseux comme la presse nous en donne tristement l’exemple, Lafayette n’a-t-il pas voulu saisir en une image, une chanson l’humeur du temps présent, ce questionnement qui ballote tout un Peuple – bateau ivre –, toute une Nation au gré des scrutins, caressée par les promesses tapageuses des populismes de tous bords ? Le plus honnête serait encore de le lui demander. De le pousser dans cet ultime retranchement, pour sortir de l’ambiguité mais à notre détriment. « Elle vit en vous, elle vit en moi » (l’aveu), lance-t-il à l’auditeur déboussolé mais immédiatement séduit. Saluer nos personnages ce n’est en rien céder aux sirènes de la nostalgie. Car peut-on être nostalgique de Victor Hugo quand on n’a pas connu le dix-neuvième siècle, faute d’être né à temps ? La réponse se trouve bien évidemment dans la question. Accepter son passé est la condition première pour assumer le présent, et envisager l’avenir. Et revenir au classicisme pop comme le fait Lafayette, avec cette flamboyante chanson, se veut au fond l’incarnation de l’avant-garde, même si cette dernière désire, théoriquement, fait table rase du passé. De l’existant. Et pourtant, pourrions-nous passer par pertes et profits le grand Serge, Manset et La mort d’Orion ? Serions-nous capable de nous regarder dans une glace et de mépriser cette mélancolie tout en louant Old Skool, dernier single de Metronomy ? Pourrions-nous chasser de nos mémoires – et de notre Mémoire – Arnaud Fleurent-Didier, son œuvre passée et à venir ? Lorsque l’on exhume des instruments antiques, synthés, mellotron, claviers d’outre-tombe, est-ce céder à une nostalgie confite, malsaine et qui nous paralyserait dans notre désir d’aller de l’avant ? Si regarder en arrière c’est être un conservateur grincheux, pourquoi applaudir le revivalisme dans la musique ? Pour finir, citons l’acteur et cinéaste Jean Yanne : « Il faut commencer à se méfier le jour où l'on a plus de souvenirs que de projets. » Ce qui ne l’empêchait pas d’affirmer, non sans ironie : « Quand on prend le temps de bien regarder les monuments aux morts on finit par se dire que finalement ça ne fait que gâcher quelques bonnes places de parkings. » Mais c’est dans cette dernière confession que l’on comprendra l’essence de la mélancolie française : « Les dictionnaires sont des entreprises douteuses dans lesquelles on s'attache chaque année à supprimer de jolis mots que plus personne n'utilise pour les remplacer par des mots laids que tout le monde emploie. » Si Lafayette exacerbe les passions françaises, c’est peut-être pour faire triompher la raison, et nous réconcilier avec nous-même. Loin des discours convenus, des attaques en règle, des pudibonderies cachées sous les atours du progressisme. Que les robespierristes n’oublient jamais : la dénonciation est la meilleure des publicités.
Lafayette, La mélancolie française (Entreprise)
https://www.youtube.com/watch?v=UJPttKhGaG4
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