Jamais une doctrine économique – habituellement décriée – n’aura autant collé à un genre musical. Loin de l’appréciation sommaire – (rock plus argent) multiplié par cynisme égale capitalisme – à laquelle on aurait trop facilement la tentation de céder, il s’agit bien de montrer en quoi le rock progressif s’avère un style profondément pénétré, habité par le théorie libérale. Celle-ci ne doit pas au passage être vue comme un dogme, mais bien comme un prisme. Si nous devions la définir brièvement nous dirions qu’au-delà de l’adéquation naturelle entre offre et demande – concepts quasi interchangeables –, loin de la vision étriquée d’un combat pour la dérégulation totale, voire pour la domination de la finance, du grand capital sur le monde ouvrier, le libéralisme incarne avant tout l’idée somme toute simple de liberté. Liberté de créer l’activité là où un besoin s’esquisse, où un marché s’étend, liberté d’échanger tout, les devises, les biens et pourquoi pas les hommes. Valeur travail enfin qui voit la persévérance comme vecteur de l’accomplissement économique, et donc personnel – en référence à la dimension humaine qui existe derrière chaque projet entrepreneurial. Entité s’incarnant au travers d’un créateur, qui prend ici tous les risques.
Du libéralisme appliqué au rock progressif.
Le premier de tous les principes reste sans doute le plus évident, la matrice : la destruction créatrice. C’est sur les cendres du psychédélisme qu’Albion signe l’acte de naissance du rock progressif. Plus symboliquement, le jour où les Stones rendent hommage à Brian Jones, tour à tour fondateur et figure extravagante du groupe, mort quelques jours auparavant. Mick et ses amis choisissent le cadre pastoral de Hyde Park pour saluer leur ami disparu. Détail qui aurait pu passer pour anecdotique, le concert qu’ils donnent en plein air propose en première partie un groupe encore inconnu. Celui-ci s’apprête à sortir son premier album. Le set se transforme littéralement en performance. Les compositions sont assénées comme une gifle à un public de hippies, peu habitué à une telle déflagration émotionnelle. King Crimson venait d’entrer en scène, In The Court Of The Crimson King allait tout balayer. La destruction créatrice, donc. Dans le giron du roi pourpre un autre groupe tout aussi fou, annonce la couleur : noir. Il s’agit de Van De Graaf Generator. Sans nul doute la formation la plus passionnante et dérangée du mouvement prog. Dans cette pépinière, des noms commencent à monter, à prendre de la valeur : Genesis, Yes. Des labels émergent, accompagnant leurs poulains, leur donnant les moyens de prospérer et ce sans aucune entrave. Faut-il le rappeler, libéralisme et liberté vont de paire. À cette notion élémentaire, encore faut-il ajouter celle de l’investissement dans l’appareil productif. Voilà la clé de tout pour ces musiciens accomplis. Le studio devient alors l’outil de travail et, pragmatisme oblige, le nouveau champ des possibles. Dans cette logique de création, la machine ne vise pas à remplacer l’homme, bien au contraire. C’est l’homme qui préside à la destinée de sa musique. Le rock progressif vivra d’ailleurs sa propre révolution industrielle en se dotant des instruments derniers cris, synthétiseurs, mellotron, mini moog, Arp 2600, VCS3.
De 69 à 76, l’apogée ou les 7 glorieuses.
Le dénominateur commun des principales formations anglaises demeure à tous points de vue l’ambition, la soif de croissance sans barrières ni limites. On joue la carte du collectif, de l’équipe soudée autour d’un projet, les musiciens sont quasi tous multi-instrumentistes. L’esprit touche-à-tout règne, mais avec professionnalisme. On croise aussi les genres, folk chez Genesis, jazz avec Soft Machine et Caravan, leaders de l’école de Canterbury, classique du côté de Procol Harum et ELP. On ne recule devant rien, de classique la musique devient symphonique. Yes en est le porte-drapeau absolu. Comme ses principaux concurrents, il s’adonne aux joies de la face unique, de la longue pièce instrumentale. Étonnement, la tendance a surgi plus tôt chez un groupe évoluant en marge du progressif, Pink Floyd. Sur Atom Heart Mother, il distille avec un talent certain un rock aux accents grandioses, sans paroles ou presque – "Silence in the studio !" – mais hautement expressionniste. Si Crimson n’ouvre pas le bal, il ne tarde pas à réagir à cette OPA en sortant Lizard dont le morceau titre affiche vingt trois minutes et vingt cinq secondes au compteur ! Van Der Graaf, pour sa part, joue la dérégulation des sens. A Plague Of Lighthouse Keepers, à l’indice de la folie pure, trouvera de nombreux acheteurs. En 72, Genesis poursuit l’entreprise avec Supper's Ready, sommet du groupe et du genre. Même Jethro Tull s’y met, non sans talent, livrant à la postérité son mythique concept album Thick As A Brick. Mais à la bourse des ambitions, Soft Machine surpassera ses rivaux en fomentant sur Third, sorti des usines en 1970, le premier opus à suites, il en comporte non pas deux mais quatre ! Avec Tales of Topographic Ocean, Yes assurera la relève en poussant plus loin la durée et la folie de ses morceaux. À l’Est, un changement de paradigme s’amorce. Industriels dans l’âme, les allemands imagineront eux aussi de grands ensembles opératiques à ceci près qu’ils les adapteront aux canons de la musique électronique. Ainsi, dès 71, Klaus Schulze en donnera sa propre vision, dans un genre planant et traversé de romantisme germanique. Irrlicht, Cyborg et surtout Timewind en sont les figures de proue. Quant à Tangerine Dream, il percera le marché anglais – porté par le label Virgin – avec Phaedra, Rubycon et Ricochet. Le point commun à ces œuvres, la manière dont les musiciens en font leur département recherche et développement et, au-delà de la boutade, la volonté de mobiliser les initiatives et les idées – structures novatrices, breaks permanents, soli extravagants –, y compris les plus audacieuses, afin de repousser des frontières de plus en plus floues. Expression qui sera bientôt prise à la lettre.
Du Libre-échange à la mondialisation.
Le marché anglais, déjà bien étoffé, ne tardera pas à susciter une réponse. Partout en Europe, des scènes se créent. Comme toujours, la France et l’Allemagne sont aux avant-postes. L’Amérique, terre du capitalisme, n’est pas en reste. Si elle n’applique pas au prog rock sa théorie fordienne – on dénombre en définitive peu de formations majeures –, c’est du côté du Canada que souffle un vent de créativité. Rush, Harmonium et Beau Dommage en tête, donnent le tempo de la production. Quand le premier se positionne comme une filiale anglo-saxonne, le deuxième s’épanouit dans un univers proche du folk, jouant de l’étrangeté de la langue québécoise. Beau Dommage ose l’impensable : dans son deuxième album, Où est passée la Noce ?, le groupe compose une longue pièce de vingt minutes dont le genre a le secret. Un Incident À Bois-Des-Filion charme autant qu’il dérange par la richesse harmonique, dégagée de toute contrainte. Aucune logique de seuil chez ces musiciens pourtant habitués à la pop la plus académique. Comme s’il l’on passait en quelques minutes de la PME locale à la fière multinationale. D’un bout du monde à l’autre, on vibre pour cette musique intellectuelle, savante, innovante, et qui brise aussi les logiques de classes. Dans les stades où celles-ci se joue désormais – désolé, elle voit toujours plus grand –, bourgeois et décideurs côtoient les classes moyenne et ouvrière. Le public suivra ainsi ce vaste mouvement de libéralisation qui voit le prog parler à tous, quel que soit son langage et la complexité de sa musique.
Premières crises et concurrence.
Là encore, l’expansion sans limite de la sphère progressive aura sans doute précipité sa chute. La bulle, énorme, devait un jour éclater. Mais comme dans l’environnement libéral, la fin d’un cycle en ouvre toujours un autre. Fatigués par les excroissances pompières de leurs ainés, par leur hégémonie, les petits punks bousculeront le marché pour revenir à l’essence et au savoir-faire du rock, soit des morceaux courts, nerveux, furibards, faits pour boire et danser ; s’amuser. Le genre progressif perdurera malgré tout, sous une forme plus confidentielle, continuant d’agréger des fans, fidélisant plus qu’il ne devait recruter. D’autres bouleversements conjoncturels viendraient rebattre les cartes et les stratégies des groupes pop. Sans jamais oublier que sans liberté ni obstination, il n’est point de création possible.
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