Surgi de la nuit des temps, l’ouroboros nous revient aujourd’hui. Allégorie présente dans de nombreuses civilisations perdues depuis – mais ô combien fascinantes –, le serpent qui se mort la queue symbolise la continuité, l’autofécondation et l’éternel retour. Un animal si puissant, si protecteur – dans la culture nordique – qu’il finit par s’enfermer dans un perpétuel recommencement. Étonnant paradoxe qu’a retenu Ray LaMontagne pour son sixième album – son meilleur ? La question semble plus que légitime tant le singer-songwriter est parvenu à se réinventer en évitant le grand écart stylistique. C’est toujours cette voix suave que l’on entend et qui avait fait les beaux jours de Trouble, le single et l’album du même nom. Ici, Ray LaMontagne desserre le corps musculeux de l’inspiration, et ouvre ainsi un nouveau cycle. Prise de risque énorme au regard du précédent opus qui tutoyait un peu trop sagement les rivages du néo-psychédélisme. Produit par le frontman de My Morning Jacket, Jim James, Ouroboros se lance dans un rock épique, tout à la fois sombre, épais, tranchant par sa densité avec la légèreté des débuts. Ce que l’on aime par-dessus tout, c’est la capacité du musicien à passer outre son propre nom qui le prédestinait à reproduire ad nauseam les codes d’une musique folk un peu trop ronronnante bien que sa voix soul représenta, d’emblée, une première transgression. On perçoit encore de cette sensualité louvoyante dans le single, le formidable Hey, No Pressure. Avant et après, l’auditeur plongera dans une faille, non pas temporelle mais spatiale ; le début de Homecoming, et la fin de face aux accents floydiens de While It Still Beats. Surtout, l’artiste a prolongé sa réflexion jusqu’à répartir ses chansons dans l’équité la plus absolue. Part one et Part two sont les deux visages nuancés d’un seul et même disque, et l’illustration des nouvelles options du folk singer. Étonnement, malgré le poids des références, le son ample, tout en décibels que lui a certainement soufflé son nouveau producteur, LaMontagne ne trahit en rien sa musique, il arrive cependant à faire coexister des suites d’une rare violence – toute de splendeur rehaussée – avec ces titres plus acoustiques, ne ménageant pas l’auditeur dans leur volonté de créer des espaces musicaux neufs, pénétrants, quasi planants. In My Own Way en fait la démonstration exemplaire. L’enchaînement sans hiatus des titres contribue à les installer, à ne jamais en perturber la magie, comme sur Another Day. L’autre surprise vient du son à proprement parler, car jamais ces huit chansons incroyables d’audace ne sonnent datées, malgré la fuzz qui lézarde le ciel de la face A – de Hey, No Pressure, The Changing Man jusqu’à While It Still Beats – et les assauts de synthés vrombissants. Au contraire s’épanchent-elles à l’infini, à contre-courant ? Oh que non ! L’ajout d’un chorus d’orgue très Dark Side Of The Moon sur A Murmuration of Starlings – la comparaison devient saisissante – ne rétrograde en rien cette musique dans une époque révolue même s’il est utile de rappeler combien nous ne produisons plus de tels disques aujourd’hui. Car les instruments conviés par l’artiste se voient immédiatement fondus dans un ensemble plus vaste, d’une modernité effarante au regard d’une musique faite – à n’en point douter – pour méditer. Limpidité qui renoue avec les vertus baptismales, processus de purification s’incarnant pleinement dans le grand final de Wouldn't It Make A Lovely Photograph dont on perçoit, derrière l’enrobage mystique, la structure terrienne. Le piège de cette œuvre est qu’à l’image du serpent, on se prend à la rejouer à l’infini, pour en déceler les motifs qui auraient échappés à la première écoute. Nous voici donc emporté dans la spirale d’un cosmos immensément accessible, aux harmonies presque familières. On ne peut s’empêcher de songer au premier album solo de David Crosby, If I Could Only Remember My Name. À la différence que LaMontagne ose sortir du registre où on l’attendait. Pari qui semble payer ! Le compositeur livre un album disert, mais jamais bavard, trente neuf minutes et quelques d’une musique profonde, voire kubrickienne et dont la splendide pochette devient le miroir. Sans ciller, on ajouterait qu’Ouroboros tient quasiment de la musique sacrée, et que Ray en incarne pour l’éternité le socle… Et la montagne.
Ray LaMontagne, Ouroboros (RCA)
https://www.youtube.com/watch?v=dyr4Rf3O8TM
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