Malgré les courants qui structurèrent les sixties – d’une nation à l’autre –, jamais celles-ci ne furent dominées par l’esprit de chapelle. Ainsi pouvait-on, à l’époque, passer sans difficulté de Led Zeppelin à Marvin Gaye. Un singer-songwriter incarna de façon exemplaire cette tendance à la transversalité : Allen Toussaint. Un disque résume à merveille cette philosophie : Southern Nights. Considéré depuis comme sa meilleure contribution, il ne faudrait cependant pas s’arrêter au seul critère du jugement, fut-il communément partagé, mais plutôt explorer l’œuvre en question afin d’en saisir l’importance. La première leçon de Southern Nights – l’album s’avère en fait un cas d’école – est certainement la plus évidente au point qu’on l’avait presque négligée : derrière chaque titre, il y a une chanson, soit une pure démonstration de songwriting. Allen Toussaint a réussi à transcender les genres qui lui sont les plus familiers pour se concentrer sur l’essence même de la pop, et de la musique en général : l’âme d’une composition. Chaque morceau en est irrigué, de Last Train à Cruel Way to Go Down. L’art de la mélodie, la perfection des couplets et des refrains, l’extrême sensibilité qui imprègne les paroles, tout simplement belles, toutes ces particularités ici assimilées avec maestria contribuent à la réussite de l’œuvre et à sa dimension fondatrice. You Will Not Lose et What Do You Want the Girl to Do en sont les meilleurs ambassadeurs qui arrivent à faire oublier la soul des origines. Deuxième enseignement lorsque l’on pousse plus loin l’écoute de Southern Nights, l’incroyable diversité des registres musicaux, mais bien au-delà, des textures sonores qu’Allen Toussaint convoque pour habiller ses chansons. En premier lieu le morceau titre qui se décline sous forme de thème, à la toute fin de Country John et de Basic Lady. Venons-en à ces nuits sudistes, éthérées, aussi vaporeuses qu’un souvenir, drapées d’une fine gaze psychédélique. Une pluie de claviers, une voix trafiquée, quelques idées simples qui rehaussent, transforment, propulsent la chanson plus haut, au paradis dirions-nous. Enfin et c’est un élément que l’on ne peut passer sous silence : l’interprétation. Voilà qui pourrait relever de la pure lapalissade. Aucune chanson ne peut réellement prendre corps sans un interprète, en dehors de toute considération esthétique. Ainsi, Allen Toussaint n’est pas un soulman comme les autres. Sa voix étonnement blanche, dépourvue d’effet, tranche singulièrement, le classant loin de ses plus illustres contemporains – le mièvre Stevie Wonder –, vous emportant vers d’autres rivages absolument fabuleux. Sans jamais céder au groove facile que l’on révère habituellement, Toussaint délivre avec une honnêteté confondante, de son timbre clair des choses si subtiles qu’il se délivre en même temps du fardeau des écoles, tendant ainsi à l’ineffable, au spirituel dans son acceptation la plus directe. Back in Baby's Arms par exemple renvoie sans le vouloir à cet alliage précieux entre soul et pop qu’avait réalisé Todd Rundgren quelques années avant. À cela s’ajoutent la beauté des arrangements, la profondeur du son et la constante musicalité qui bat à chaque minute comme un cœur. Comme si nous avions affaire à un autre Someting/Anything. Enfin et ceci ne vaut pas pour tous, ce musicien mésestimé s’avère un pianiste délicat et sensible, dont le jeu scintille d’un titre à l’autre, tout au long de ces nocturnes pop à la géographie multiple. Réécoutez pour cela les toutes premières notes qui ouvrent Last Train, sorte de glas dans l’espace. Country John n’est pas en reste qui nous rapprocherait presque d’un Billy Joel. Quant à You Will Not Lose, il s’agit sans doute d’une chanson gigogne, chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre. Tout y est parfait et le piano, bien sûr, se place aux premières loges de nos émotions retrouvées. Pour achever la démonstration comme nous l’avons nous-même été par ce disque miraculeux, il ne faudrait pas relativiser la pochette. Certes, son petit côté daté pourrait faire fuir le mélomane à la recherche du trésor caché, cependant elle fait habilement référence à l’imagerie anglaise des albums rêveurs comme seuls les Moody Blues savaient les créer. On pense ainsi Every Good Boy Deserves Favour. Récompense ultime à ce mirifique travail d’orfèvre, Southern Nights reçut en 1977 l’Award de la chanson de l’année la plus jouée. Tardive consécration de ses pairs qui n’avaient peut-être pas perçu sa portée historique. Comme Allen Toussaint avec la pop, le milieu s’est ouvert. Grâces musicales lui soient rendues.
Allen Toussaint, Southern Nights (Reprise)
https://www.youtube.com/watch?v=mQ-rcIp7Wmk
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