La dimension sacrificielle dans la musique pop prend des formes différentes. Des artistes maudits sombrant dans la dépression, voire trouvant la mort, à ceux embrassant la folie, incapables de déléguer à d’autres ce qu’ils préfèrent diriger d’une main de fer. Chez Robert Fripp, créateur et lead guitarist de King Crimson, cette dernière explore un nouveau biais, fondamentalement nihiliste ; ne respecter aucun code établi. Petite liste pour s’en convaincre : changement de line-up à chaque album – y compris de chanteur –, obsession pour "l’œuvre" au détriment du single, artwork conceptuel, parfois anti-commercial, sans même parler de l’exigence artistique permanente qui est sans doute la marque de fabrique du père fondateur du roi pourpre. Islands synthétise merveilleusement tous ces crédos et apparaît rétrospectivement comme le meilleur album du Crimso depuis In The Court Of – il y en eut trois avec ce dernier. En premier lieu, il s’agit d’un album incroyablement varié, proposant rien moins que des fresques entre hard, jazz et envolées cosmiques, de la musique de chambre, des ballades douces amères, un single qui ne dit pas son nom, cependant bourré d’harmonies post-beatlesiennes. Mais revenons au début. Lorsque l’on se saisit de la pochette, on est littéralement happé par cette masse laiteuse, ce cosmos aux couleurs utérines – noir, rouge et violet – et au maillage étoilé. Comme un espace infini, vierge de toute mention. Idem au verso. Aucune précision quant au groupe, pas un titre d’album, encore moins une tracklist ou la simple énumération des musiciens. C’est le fourreau à l’intérieur qui se charge d’en dire plus. Jusqu'au disque en lui même, livrant sur deux faces ses innombrables richesses. Quand le premier morceau, Formentera Lady, démarre dans un mouvement d’archet de violoncelle, on se rend compte que le groupe a une fois de plus changé de chanteur. Comme Greg Lake – parti fonder ELP – demeure irremplaçable, Fripp essayera plusieurs interprètes, misant sur leur singularité. Tradition oblige, c’est au bassiste Boz Burrell que revient la tâche d’assurer les parties vocales. Sauf que celui-ci intègre le groupe en tant que guitariste. Fripp en personne se charge de lui enseigner les rudiments de la basse, épaulé par le batteur Ian Wallace. Burrell n’est pas, à proprement parler, un grand chanteur mais il tire une force de ses faiblesses. Son registre relativement limité lui permet cependant d’explorer des sentiments plus complexes, la fragilité, la mélancolie, le désenchantement, cette façon de toujours évoluer sur le fil du rasoir. Passons à la musique, qui n’a rien perdu de son charme. Les six morceaux constituant la tapisserie sonore de Islands représentent sans doute ce que King Crismon a produit de plus élégant. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’un album – lançons le débat – fondamentalement progressif. Seuls les deux morceaux en ouverture, insidieusement entremêlés, possèdent les codes du prog tel qu’on l’entend aujourd’hui. Formentera Lady et Sailor's Tale sont des compositions qui ont été sans doute écrites, imaginées pour frapper comme à l’époque de In The Court. Bien que la première navigue entre jazz et mélopée irréelle – le chant séraphique de Paulina Lucas venu des confins de l’univers. La transition entre les deux démontre – et c’est en ce sens qu’elle est progressive – la virtuosité savante des musiciens, cet enchaînement de cymbales fouettées, de basse et de batterie élastiques, de cuivres et de guitare superposés se frayant un chemin de lumière, comme une flèche ardente que Fripp vient briser de ses aigus électriques. C’est le saxophone qui prend le lead, prouvant l’intelligence d’une musique qui ne se veut jamais prétentieuse. La suite multiplie les breaks monumentaux – la guitare très eighties de Fripp –, les sursauts symphoniques grandioses, nappés de mellotron vociférant pour finir dans une orgie de sons stridents. Il fallait au moins le calme – trompeur – de The Letters pour reprendre nos esprits. La chanson, fragile dans sa beauté simple, n’est qu’une suite de couplets délicats, de riffs telluriques et autres chaos soniques. S’en suivent ces joyaux que sont Ladies Of The Road et Prelude: Song Of The Gulls, l’un malaxant blues et refrains hautement mélodiques, l’autre s’habillant de cordes et de cuivres élisabéthains dans la plus pure tradition anglaise. Le disque se referme sur Islands, lent crescendo de douze minutes, tranquille et poignant, entièrement dominé par le piano, la trompette, la clarinette, le mellotron et bien sûr, la voix plus assurée de Boz Burrell. C’est une parenthèse suave, un baume pour les cœurs abimés. Le plus étonnant dans tout cela ? Cette série parfaite de quatre titres, très pop dans leur forme, d’une rare spiritualité, montre un groupe refait mais soudé, déployant un feeling incroyable et spontané, une manière de crooner. Véritable gageure pour une formation dite intellectuelle. À bout de souffle, les larmes roulant au bord des yeux, on quitte ces îles pour mieux y retourner tant elles sont peuplées de splendeurs réelles.
King Crimson, Islands (Island)
https://www.youtube.com/watch?v=ZIkkh7ZduA4
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