Dans la guerre ouverte – mais pacifique – à laquelle se livrèrent l’Angleterre et l’Amérique dans le domaine de la pop, Albion eut toujours, il faut bien le dire, un coup d’avance. Cela commença avec les Beatles en 65 qui amorcèrent le virage psyché avec une créativité certaine. Puis ce fut le tour de King Crimson qui, dès 69, ouvrit une nouvelle brèche, celle du prog rock, avec un premier opus déjà inclassable, à la fois terrifiant et phénoménal, In The Court Of The Crimson King. Et le rock américain de voguer ailleurs, là où il se sentait le plus à l’aise, la pop de singer-songwriter, là où il était légitime, la country. Dans le tourbillon de la mouvance psychédélique, certaines formations obliquèrent pour suivre sans rouspéter, à l’aube des seventies, les sirènes progressives. Tel est le cas – pourtant à part – de Jasper Wrath. Son album tardif, s’il emprunte cette voie, s’en distingue aussi par sa clarté, son évidence pop qui retient ici notre attention. C’est qu’il est loin l’acid-rock américain de groupes au son plus minéral. Tout dans cet unique album – album unique sorti en 1971 – respire l’anglophilie. De la pochette étrangement illustrée au patronyme, tout en lettrage gothique, en passant bien sûr par les huit morceaux qu’il renferme. Originaire de New Haven, les quatre musiciens s’emploient avec savoir-faire à décliner tous les codes du rock anglais de l’époque tant dans les mélodies que dans l’interprétation, même si les morceaux conservent cette patine californienne – les chœurs faisant des merveilles sur Odyssey particulièrement, mais nous en reparlerons plus bas. Cette œuvre à la beauté irréelle tranche surtout par certains de ses aspects comme la parfaite symétrie des deux faces mais aussi l’enchaînement de la plupart des morceaux comme s’ils ne faisaient qu’un. Perception quasi magique sur la face a – la meilleure ? – qui s’écoule ainsi comme le lit d’une rivière intérieure sur près de dix huit minutes, sans jamais lasser ou égarer l’auditeur dans on ne sait quel détour instrumental dont l’époque est pourtant coutumière. Entame idéale, Look To The Sunrise carillonne jusqu’à la dernière seconde avec son refrain séduisant, ses voix adroitement entremêlées, ses lignes de clavier discrètes pour se fondre dans le deuxième thème, Mysteries (You Can Find Out). Non moins fascinant, celui-ci débute par une guitare fuzz rageuse pour migrer vers des paysages sonores plus doux, dans la tradition des groupes de Canterbury – on pense aussitôt à Caravan. Une fois de plus, l’écriture, ciselée, aurait pu largement sortir l’album de l’anonymat auquel il fut cependant et injustement relégué. Constat amer qui n’empêche pas le mix audacieux de calmer cette tempête d’émotions pour introduire de quelques notes de flûte apaisées le prochain titre, It’s Up To You. Là encore, la voix de Jeff Cannata transcende une mélodie d’une beauté aurorale. On pense alors au rock pastoral de la formation québécoise Harmonium. Il est à noter que cette chanson ne figure pas dans la tracklist du vinyle original. Le couple Autumn/Odyssey représente l’acmé de cette première partie en tout point magistrale. Si Autumn fait l’unanimité par sa mélodie enjôleuse et son refrain fédérateur, il surprend de même par sa propension à tutoyer le folk-rock rural de Jethro Tull. Quant à Odyssey, il s’agit de la pièce de résistance du disque qui n’en oublie pas de séduire par son phrasé très pop – le couplet-refrain « Say a last farewell and enjoy the magic spell/Come with me on an odyssey ». La flûte retrouve ici des accents tulliens, les guitares, elles, ne rudoient jamais cette épopée nimbée d’harmonies vocales, de tintements épars, comme des échos se renvoyant la balle sur un ciel ouvert par mille étoiles. Voyage sans pareil qui a même la judicieuse idée de se terminer en fade out pour reprendre jusqu’au bout de sa douce rêverie. Magistral. On retourne le Lp, pose le diamant qui révèle alors un titre d’inspiration plus rock, Did You Know That qui ne sacrifie en rien de sa pureté originelle. Pour ne pas rompre le fil de leur imagination, les musiciens continuent de relier les chansons sans en briser la redoutable efficacité ou la troublante alchimie. Drift Through Our Cloud tranche singulièrement. Son extrême minéralité, pour ne pas dire sa présence fantomatique crée ce que l’on appelait naguère un climat étrange assurant la transition avec les deux morceaux placés en toute fin d’opus, Portait : My Lady Angelina et Roland Of Montevere. Cette vision de l’amour courtois prend les atours de la ballade emphatique et grandiose, jouée au piano et se poursuivant entre passages délicats et accents triomphaux, notamment sur le refrain. Sous une pluie de clavier électrique, battue par des percussions, Roland Of Montevere s’élance comme une armée chevaleresque, étincelant dans les frêles rayons du levant. Après avoir dissipé un brouillard de piano, le thème principal commence sa course épique. Guitare acérée et basse épileptique cavalent de concert, breaks incessants et motifs tendus menant jusqu’à l’apothéose d’un titre qui ne donne certes pas le meilleur aperçu des talents de Jasper Wrath – encore que – mais qui ne dépareille en rien l’ensemble. Il y a au final dans cette musique de la majesté, sans amender la lisibilité de mélodies radieuses qui auraient mérité de rencontrer un sort plus heureux. Comme les succès des ondes, par exemple. Et ce, des deux côtés de l’Atlantique. On a le droit de rêver. Car la musique de Jasper Wrath s’y prête assurément.
Jasper Wrath, Jasper Wrath (Sunflower Records – MGM)
https://www.youtube.com/watch?v=s6VL37FbN00
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