Et si le premier et plus grand double album rock de tous les temps n’était pas Blonde On Blonde de Dylan mais Freak Out des Mothers Of Invention ? Une fois lâchée, l’assertion peut sembler présomptueuse pour le quidam qui aurait décidé de s’aventurer ici, en ces lieux modestes où la grande et belle pop, son passé, son présent, s’écrivent jour après jour. Passé la consternation, après s’être bien frotté les yeux et ayant ruminé la dite phrase dans sa tête, n’importe qui d’un tantinet sensé aura compris que Freak Out est bien un album à nul autre pareil. Sans refaire toute l’histoire de la pop, c’est-à-dire évoquer le trouble artistique que jeta la trilogie Beatlesienne Rubber Soul-Revolver-Sgt Peppers, disons plus simplement que ce millésime s’annonce, aux États-Unis du moins, comme une année charnière dans l’émergence d’une musique adulte, imprégnée par l’expérience psychédélique et ses deux corolaires, sexe et drogues. Drogues au pluriel, pour la marijuana qui incarne le cool – came des jazzeux et des folkeux – et le LSD symbole du trip – substance préférée des hippies. Rappelons pour mémoire qu’en 1966, Lou Reed grave les acetates du mythique Velvet Undeground & Nico, bientôt banané par le public, et qu’en Californie seuls les Byrds peuvent prétendre concurrencer les quatre de Liverpool. Pour le reste, on n’en est qu’aux balbutiements : Jefferson Airplane, Big Brother & The Holding Company et autres Spirit ne sont pas stabilisés ou tout simplement pas encore en lice. À L.A, un certain Frank Zappa réunit une bande d’allumés – dont des musiciens – pour former les Mothers Of Invention qui connaîtront moult incarnations durant deux décennies. Signé par Verve et produit par le visionnaire Tom Wilson – le VU c’est lui –, le groupe entre en studio en novembre 65 – nous disons bien au mois de novembre 1965, soit quatre semaines après que Bob Dylan ait entamé les sessions de Blonde on Blonde – pour graver Freak Out, avec point d’exclamation, excusez du peu. Les séances d’enregistrement s’étaleront jusqu’en janvier 1966 ; idem pour le barde du néo folk. Deux immenses Lp allaient donc prendre forme conjointement, sans que leurs créateurs ne s’influencent mutuellement. S’agissant de Zappa, son Freak Out a tout de l’acte fondateur, là où Blonde on Blonde poursuit – certes génialement – l’évolution stylistique débutée avec Bringing It All Back Home. Ce qu’il faut entendre, c’est qu’il n’existe avant rien de comparable. Paradoxe ultime, alors que Zappa se plait à ressusciter le doo-wop des fifties. Hormis cette relecture pourtant parfaite, le reste demeure stupéfiant d’inventivité et sans rien céder aux sortilèges du garage psychédélique. Zappa et ses mères proposent rien moins qu’une pop américaine, parfaitement arrangée et produite, à l’écriture ciselée et à l’humour ravageur – la marque de fabrique du plus célèbre des musiciens moustachus. Les guitares crissantes se marient à merveille au vibraphone. Les mélodies sont au rendez-vous, l’orchestration foisonnante propose violoncelle, tuba, cor, saxophone et clarinette, le tout conduit par le maître en personne, Frank Zappa himself, comme il le fera d’ailleurs par la suite et y compris sur scène. C’était sans oublier cette sorte de Kazoo que l’on retrouve en fil d’Ariane tout au long des quatre faces. Quant aux chansons, si certaines – Wowie Zowie, I'm Not Satisfied ou You're Probably Wondering Why I'm Here – sont typiques du style Mothers par leur sens inné de la dérision, d’autres captent superbement les premières humeurs du nouveau rock : Hungry Freaks, Daddy, Who Are The Brain Police?, Motherly Love jusqu'au vrillant Trouble Every Day qui évoque les émeutes du quartier de Watts. How Could I Be Such a Fool ? quant à lui explore un registre plus tendre pour le compositeur. Il serait impardonnable de passer outre les deux longues suites qui referment l’album. Help I'm A Rock et The Return of the Son of Monster Magnet sont tels des jumeaux, étrangement connectés, se répondant l’un à l’autre dans un maelstrom d’idées, de sons, de cris et d’effets délirants. Il s’agit d’un hommage plus qu’appuyé à Edgar Varèse et à la musique contemporaine. Quoique bordéliques, ces pièces sont moins potaches qu’il n’y paraît, développant dans une maîtrise jupitérienne des thèmes puissants et fous pour l’époque – les années 1965-66 rappelons-le. Enfin et ce détail n’est en aucun cas anodin, l’ensemble des quatorze morceaux bénéficie d’une qualité d’enregistrement et de mixage conférant à l’œuvre une étonnante propension à la fraîcheur et, par voie de conséquence, à l’immortalité. Bref, en sortant Freak Out, Frank Zappa prit quelques années d’avance sur ses principaux concurrents. Son perfectionnisme est ici criant, son originalité avérée là où beaucoup de groupes se contentent de sortir des albums, souvent garnis de reprises studieuses. Tout au long des années qui suivirent cet OVNI fantastique, avec les Mothers ou sous son propre nom, Zappa écrira l’une des pages les plus passionnantes de l’histoire de la pop music, touchant à tous les genres avec, à chaque fois, ce sens aigu de la musicalité, engrangeant au passage de nouvelles générations de fans. Avant de nous quitter le quatre décembre 1993. Certes off mais toujours bien out !
The Mothers Of Invention, Freak Out ! (Verve)
https://www.youtube.com/watch?v=3ObY_fKJ37Y
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