Soft Machine, pas si soft que cela

par Adehoum Arbane  le 09.03.2015  dans la catégorie C'était mieux avant

Mieux que Dylan, Randy Newman et Patti Smith réunis. Soft Machine est la seule formation à avoir intellectualisé le rock. Pas seulement par le biais du jazz qui a progressivement contaminé une musique de prime à bord, disons, excentrique plus que psychédélique même si les contours du genre ont défini les premiers âges du groupe. Ainsi, la fantaisie a cédé la place à ce que l’on appellera la mystique du sens. De même que l’on donne du sens à sa propre vie, Soft Machine a donné du sens à sa musique. D’abord en déconstruisant méthodiquement les codes du rock dans son acceptation la plus universelle. Délestée de la guitare reine, la Machine Molle a recentré le vecteur de sa créativité sur le trio orgue-basse-batterie. Mais pas comme un ELP dont l’excès de virtuosité aura compromis sa quête – intention fort louable – d’une esthétique propre. Avec rigueur mais sans radicalité. Du moins sans camper sur cette position. Ainsi a-t-on vu au gré des quatre premiers albums – les meilleurs – le groupe s’adjoindre les services du saxophone Elton Dean, parfois accompagné d’une section de cuivres et vent très professionnelle. Autour de cette ossature relevant de l’atome, Mike Ratledge, Robert Wyatt et Hugh Hooper couchent leur musique par strates. À la fois radiantes et menaçantes. Portés dans un mouvement ultime vers une abstraction totale. Parfois, le chant de Wyatt fait une incursion comme pour bouleverser cet implacable ordonnancement saturé de fuzz. Point alors une fantaisie pop qui sera au centre du travail solitaire du batteur chanteur. Malgré cela, les thèmes, puisqu’il est difficile de parler de chansons, restent fascinants. Ils pénètrent les chairs dans un sentiment à la fois glacial et volcanique. Car la musique de Soft Machine gronde. Comme un orchestre antique. Elle roule sur la grève de Third ses notes d’orgue et ses basses énormes, presque assourdissantes sans jamais lâcher prise car c’est bien là l’une des nombreuses qualités de Soft Machine : ce jusqu’au-boutisme musical qu’on n’avait jamais réellement entendu ailleurs, dans l’univers pourtant fécond du rock. C’est dans ce double album devenu classique – le mot prêterait presque à sourire – que Soft Machine opère ce mariage morganatique entre le jazz nobiliaire et le rock populaire. Sans pour autant s’en trouver réduit à l’appellation fourre-tout de jazz rock ou de fusion. À l’image de Orange Skin Food dont personne n’oserait s’aventurer à en résumer le propos. Cette création-là est hybride, extraterrestre. C’est avec Pink Floyd – dont les musiciens ont toujours été très proches – et King Crimson que Soft Machine incarne le mieux cette idée – trop souvent galvaudée – d’avant-garde. Il n’existe pas d’équivalent ailleurs, peut-être Can en Allemagne et Magma en France. Quant à l’Amérique, il n’y a qu’un Zappa pour proposer une alternative crédible, passionnante même, au country rock en vigueur en ce début de décennie 70. Soft Machine est ainsi la parfaite incarnation d’une musique érigée en art majeur comme pouvait l’être celle de compositeurs comme Wagner ou Debussy. Ils ont fait de la modernité leur principale alliée. Ils représentent la jeunesse, le sang nouveau et l’avenir, ouvrant après les Beatles post Revolver une révolution sonore à nulle autre pareille. Out-Bloody-Rageous symbolise cette ambition absolue ! Nous sommes au printemps 1970 et la saison du renouveau va irradier alors les musiciens, surtout Ratledge qui pour sa deuxième contribution accumule les nappes d’orgue jusqu’à créer un tapis de sons – innombrables ! – totalement uniforme. Presque cinq minutes d’extase électronique, avant Autobahn de Kraftwerk. Même l’enchainement sur un thème jazz relativement traditionnel, exception faite du solo d’orgue fuzz, ne parvient à faire oublier ces précieuses minutes quasi immatérielles. C’est pourtant pour cette raison – l’obsession jazz de Ratledge – que Wyatt quitte Soft en 1971, après l’album Four. L’artiste voulait conserver cette approche pop des années 68-69. Pour autant, son œuvre éponyme semble traversée par cette même logique postmoderniste. The End Of Ear bien qu’hétérogène et farfelu possède une certaine gravité mais sa construction en puzzle sonore en fait une première tentative free, finalement peu éloignée de Third. Parfois même, il atteint des confins plus reculés encore. Finalement, sans Wyatt, privée de son humour britannique et de sa folie douce, La Machine Molle finira par sonner bêtement jazz rock. Et par maladroitement trop bien porter son nom. Même si la crème de la scène jazz anglaise rejoint ses rangs ; les nouveaux arrivants Phil Howard et Karl Jenkins viennent de Nucleus. Rétrospectivement, cette courte parenthèse enchantée représente la réponse la plus sérieuse – solide – face à l’orage électrique libéré par Miles Davies dans le définitif Bitches Brew. Devançant de loin les formations type Weather Report nées dans son giron d’ébène. "Soft Power" disait-on à l’écoute de cette relecture contractée de violence explosant en beauté convulsive. Quelque chose de l’ordre de la perfection si tant est que celle-ci existe dans le monde pourtant ultra prolifique de la pop. Les quatre faces de Third ont prouvé que oui. 

Soft Machine, Third (CBS)

Soft_Machine_-_Third.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=a0O5YgTFE68

 

 

 

 


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