Le débat ne peut pas se résumer à « Astral Weeks est-il le meilleur album de Van Morrison ? » Difficile de passer par pertes et profits des trésors comme Moondance – album d’une qualité constante –, Tupelo Honey, Saint Dominic’s Preview ou Veedon Fleece. Ces quelques exemples glanés dans les premiers âges d’une discographie féconde montre à quel point Van The Man ne fut pas homme à céder à la facilité même si une telle longévité peut laisser dans une carrière aussi respectable soit-elle quelques trous d’air artistiques. La facilité, ce n’est pas à proprement parler ce qui caractérise George Ivan Morrison, né à Belfast le 31 aout 1945. L’homme s’est perpétuellement réinventé. Et avec lui, une musique d’une richesse infinie. D’abord gnome hurleur au sein des Them – bien avant les Qui –, puis barde romantique quand sonne l’ère hippie pour se muer progressivement en soul man rond et délicat à l’orée des seventies. Ayant dit cela, que penser d’Astal Weeks, deuxième album solo que Van Morrison enregistra à New York du 25 septembre au 15 octobre 1968, trois petites semaines décisives pour son créateur et la pop musique en général. La question n’est donc pas de faire de ce disque un totem dans l’œuvre de Van. Non. Pourtant il s’impose et ce dès les premières secondes comme un sommet d’intelligence, de délicatesse et de poésie, de ces albums que Dylan en personne aurait sans doute rêvé de composer. Astral Weeks est un monument de synthèse. On y retrouve les grandes lignes de force de la musique de Van Morrison : les chansons et la puissance lyrique qu’elles charrient, la voix, suave, rocailleuse mais toujours agréable, la subtilité de l’interprétation et la production toujours originale. Mais alors, comment distinguer Astral Weeks de Moondance qui lui succédera, d’ailleurs fort dignement ? Quelle est l’alchimie qui en fait une création singulière ? Cela peut sembler inopportun ou relever du point de détail pour musicologue sourcilleux, mais la longueur des morceaux explique en partie la liberté dont l’artiste a su exploiter les moindres possibilités. À l’image de Dylan d’ailleurs, Van Morrison pousse ses chansons aussi loin que possible, les emmène vers des confins presque immatériels mais, contrairement à son illustre contemporain, ne se laisse jamais aller à une forme de répétition, de monotonie. Chaque instant est littéralement habité par une multitude d’instruments, de notes et d’harmonies, faisant d’Astal Weeks, Cyprus Avenue ou Madame George de véritables matières vivantes. De plus, Morrison a la sagesse de ponctuer ses titres les plus longs de chansons plus classiques dans leur forme, plus rythmées aussi afin de ménager l’auditeur, de ne pas le laisser seul face à ce trop-plein d’émotions. Ainsi vont Sweet Thing sur la face A et The Way Young Lovers Do en face B. Comme si nous passions du Bateau ivre à Voyelles. Le deuxième point demeure fondamental car c’est très précisément là que Van Morrison se distingue de Dylan, qu’il s’extrait de la masse livrant un album inespéré. Le facétieux rouquin a choisi de s’entourer de musiciens de jazz. Non par élitisme. Mais parce que cette démarche était conforme à sa vision. Le guitariste Jay Berliner a officié aux côtés de Charles Mingus et de Paul Desmond, Connie Kay, fut un temps le batteur de Miles Davis avant de devenir un pilier du Modern Jazz Quartet. Richard Davis à la contrebasse possède quant à lui un curriculum vitae plus étoffé puisqu’il joue dans les groupes de Johnny Griffin, Eric Dolphy et Ahmad Jamal. Chacun nourrit l’effort de son précieux savoir-faire. La flûte et le soprano de John Payne apportent cette dimension aérienne qui fait la magie éternelle d’Astral Weeks. Et les vaguelettes de violon s’y superposent admirablement. À ce propos, il ne s’agit pas de minorer l’apport du producteur Larry Fallon qui s’atèle aux partitions de clavecin sur Cyprus Avenue et à la plupart des arrangements sur l’ensemble de l’opus. Avec un tel line-up, Van Morrison trouve un souffle que son art du songwriting vient aussitôt transfigurer. La voix, son jeu de guitare simple mais impressionniste, la densité de ses textes confèrent à Astral Weeks un statut dans l’histoire du rock. Il n’existe pas à l’époque – et dans les années qui vont suivre – pareil album, peut-être le premier Nick Drake tout aussi ineffable. Mais là où Astral Weeks surclasse ses potentiels concurrents, c’est par l’incroyable métissage dont il fait preuve : folk mais avec un swing incroyable, soul mais fondamentalement blanc, baroque sans trop l’être, littéraire et en même dépourvu de cette prétention des artistes pop à vouloir égaler Byron ou Whitman. Astral Weeks est une œuvre d’une pureté confondante, d’une évidence désarmante, un disque – si l’on revient à une réalité plus terre à terre – d’une formidable et enthousiasmante profusion. Quelque chose d’indéfini venu du cœur d’un homme à qui l’on prêta sans doute à juste titre un caractère impossible. Disons plutôt une personnalité ombrageuse et ce malgré la lumineuse inspiration baignant ce premier coup de maître qui en laissera plus d’un pantois. Il avait tout. L’audace de pousser du coude les britanniques en 66, de détrôner les américains deux ans plus tard. L’aplomb d’être ambitieux tout en restant populaire. Et pourtant, Van Morrison n’était qu’un simple irlandais aspirant plus que quiconque à se faire une place sur le vaste territoire dénué de frontières de la pop musique. Chose faite en une semaine astrale.
Van Morrison, Astral Weeks (Warner Bros)
https://www.youtube.com/watch?v=stcNL-vSwkI
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